Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 39- AMANDINE

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dimanche 25 janvier 2015

39- AMANDINE

Mon ami Raoul me poussa dans son antique Renault 20 décapotable et démarra en trombe.

- Où me conduis-tu ?


- Là où tout se passe.

Je ne pus tirer davantage de lui. Le vent emportait mes questions comme ses réponses. Quoi qu’il en fût, nous sortions de Paris. Je frémis quand il ralentit enfin devant une sinistre pancarte : « Pénitencier de Fleury-Mérogis ».
De l’extérieur, le lieu ressemblait davantage à une petite ville ou à un hôpital qu’à une prison. Raoul se gara dans le parking contigu et m’entraîna vers l’entrée. Il présenta une autorisation, moi ma carte d’identité. Nous franchîmes un sas, empruntâmes un long couloir, frappâmes à une porte.
Un homme déjà contrarié nous ouvrit. Sa physionomie se renfrogna encore à la vue de Razorbak, pour sa part très souriant.

- Mes salutations, monsieur le Directeur. J’ai tenu à vous présenter le docteur Michael Pinson. Vous devrez le doter d’un laissez-passer dans les plus brefs délais. Merci d’avance.

Avant que le directeur ait pu répondre, nous étions déjà dans de nouveaux corridors. J’eus l’impression que les gardiens que nous croisions nous considéraient d’un œil mauvais.
Nous nous retrouvâmes dans une cour. Nous étions au centre de la bourgade-prison. C’était immense. Cinq blocs de bâtiments s’étiraient à perte de vue. Chacun recelait en son centre un terrain de football. Raoul m’expliqua que les détenus pratiquaient énormément le sport, mais qu’à cette heure ils étaient encore consignés dans leurs cellules.
Heureusement, car beaucoup me paraissaient très fâchés de notre présence. Accrochés aux barreaux des premiers étages, ils rugissaient :

- Ordures, salauds, on aura votre peau !

Visiblement, les gardiens ne mettaient aucun zèle à les faire taire.
Une voix se détacha :

- Nous savons ce que vous fabriquez dans le D2. Des gens comme vous ne méritent pas de vivre !

Je commençais à être inquiet. Qu’avait donc fait mon ami Raoul, lui qui poursuivait sa route avec insouciance, pour mettre ces hommes en pareil état de rage ? Je savais comme ses passions pouvaient l’entraîner loin, très loin, au-delà de toute raison même.
Bâtiment D2. Je suivis le réprouvé, moins par désir d’en apprendre davantage que pour ne pas demeurer seul, entre des prisonniers furieux et des gardiens tout aussi hostiles. Encore des couloirs, des portes blindées et des déverrouillages. Des escaliers. D’autres escaliers. L’impression d’une descente aux enfers. D’en bas, provenaient des rires gras mêlés à de longues plaintes. Est-ce qu’on enfermait des fous par ici ?
Plus bas, toujours plus bas. Plus sombre, toujours plus sombre. Je songeais à la méthode inventée par Esculape pour traiter la folie1. Il y avait de cela plus de trois mille ans, dans un établissement de soins appelé Esclapion et dont on peut encore voir les ruines en Turquie, ce pionnier de la psychiatrie avait installé un dédale d’obscurs tunnels. Après une longue attente pendant laquelle ils avaient été conditionnés à espérer le plaisir suprême, on y conduisait les déments. Des chants retentissaient dès l’entrée et plus on s’enfonçait dans le noir labyrinthe, plus ils devenaient mélodieux. Quand, charmé, l’aliéné s’arrêtait à l’endroit le plus ténébreux, on déversait sur lui un tonneau plein de gluants serpents sous lesquels se débattait alors le malheureux, surpris au zénith de la béatitude. Soit il mourait sur-le-champ de frayeur, soit il ressortait guéri. En fait, Esculape avait inventé l’électrochoc.
Moi, à la dérive dans les sous-sols de Fleury-Mérogis, je me demandais quand j’allais recevoir mon baril de reptiles glacés.
Ce fut alors que Raoul exhiba une clef rouillée qui ouvrait une grosse porte cloutée. Je découvris derrière un vaste hangar aux allures de capharnaüm tant le désordre y était grand. Il y avait trois hommes en survêtement et une jeune femme blonde vêtue d’une blouse noire qui me donna une impression de déjà vu.
Les hommes se levèrent et saluèrent respectueusement mon ami.

- Je vous présente le docteur Michael Pinson, dont je vous ai déjà parlé.


- Merci d’être venu, docteur, s’exclamèrent-ils en chœur.


- Mademoiselle Βallus, notre infirmière, poursuivit Raoul.

Je saluai la fille et constatai qu’elle me jaugeait du regard.
L’endroit devait être un lazaret désaffecté. Sur ma droite, une paillasse de laboratoire était jonchée de fioles fumantes, sans doute de l’azote liquide. Au centre de la pièce, trônait un vieux fauteuil de dentiste, par endroits crevé, et cerné de machines encombrées de fils électriques torsadés et d’écrans clignotants.
L’ensemble ressemblait au garage d’un bricoleur du dimanche. À voir l’état des appareils, les manettes et les leviers rouilles, je me demandais même si Raoul n’avait pas fait les poubelles des universités. Les écrans des oscilloscopes étaient fendillés, les électrodes des cardiographes noircis par l’âge.
Cependant, j’avais moi-même suffisamment l’habitude des laboratoires pour savoir que la vision impeccable et immaculée qu’en donnent toujours les films est généralement erronée. Dans la réalité, pas de paillasses nickel ni de blouses tout juste sorties de la blanchisserie, plutôt des types en pulls mités dans des locaux de fortune.
Un ami travaillant sur un sujet pourtant aussi important que la trajectoire de la pensée à travers les méandres du cerveau n’avait pour seul abri qu’un parking sis dans les sous-sols de l’hôpital Bichat où tout s’entrechoquait à chaque bruyant passage du métro souterrain. Faute de crédits, il n’avait pu acquérir de support en métal pour son récepteur d’ondes cérébrales et s’était résolu à bricoler un machin en bois, collé avec du scotch et consolidé avec des punaises. Eh oui, même en France, la recherche n’est plus ce qu’elle était.

- Mon cher Michael, ici s’effectuent les plus audacieuses expériences de notre génération, déclara pompeusement Raoul, me tirant de mes réflexions. Jadis, te souviens-tu, nous parlions de la mort lors de nos rencontres au Père-Lachaise. Je l’évoquais alors comme un continent inexploré. À présent, ici, nous tentons d’y planter des drapeaux.

Ça y était. La barrique de serpents m’était tombée sur la tête. Raoul, Raoul Razorbak, mon meilleur et plus ancien ami, était devenu fou. Voilà qu’il se livrait à des expériences sur la mort ! Comme je restais hébété, il s’expliqua :

- Le président Lucinder a vécu une NDE à l’occasion de son récent attentat à Versailles. Il a donc chargé Benoît Mercassier, son ministre de la Recherche, de lancer un programme d’études sur les au-delà du coma. Il se trouve que ce dernier avait lu mes articles sur « les mises en hibernation artificielle poussées des marmottes » dans des revues internationales. Il m’a contacté et demandé si je pourrais reproduire pareilles expériences sur des humains. J’ai sauté sur l’occasion. Mes marmottes étaient peut-être parties dans un autre monde, mais elles étaient incapables de me raconter ce qu’elles y avaient vu. Des hommes, eux, le sauraient. Oui, mon cher, j’ai le feu vert du gouvernement pour des recherches sur les NDE, à l’aide de volontaires, par ailleurs prisonniers de droit commun. Ces messieurs sont nos pilotes de l’au-delà. Ce sont, hum…

Il réfléchit un instant comme s’il cherchait l’inspiration.

- Ce sont des…

Puis son visage s’éclaira :

- … des tha-na-to-nautes. Du grec, thanatos, la mort, et nautês, navigateur. Des thanatonautes. Joli mot en vérité. Thanatonaute.

Il répéta encore.

- Thanatonaute : un mot de la même famille, donc, que cosmonaute ou astronaute. Cela va devenir la dénomination générique de référence. Nous avons enfin inventé le terme. Nous utilisons des thanatonautes pour faire de la tha-na-to-nautique.

Il s’écoutait tout seul, à son propre ravissement.

- En conséquence, notre hangar est un thanatodrome, puisque d’ici décollent nos… thanatonautes.

Un vocabulaire nouveau venait de naître dans ces bas-fonds de Fleury-Mérogis. Raoul rayonnait.
La jeune fille blonde produisit une bouteille de mousseux et des biscuits secs. Tout le monde but à ce baptême. Seul je restai sombre et repoussai la flûte que Raoul me tendait.

- Excusez-moi. Je ne veux pas jouer les trouble-fête mais si j’ai bien compris, ici, on joue avec la vie. Ces messieurs ont mission de partir à la conquête du pays des morts, c’est ça ?


- Mais oui, Michael. Fabuleux, non ?

Raoul leva la main, désignant un plafond maculé de taches.

- Et quel formidable défi pour notre génération et les générations futures : l’exploration de l’au-delà.

Je me dégageai.

- Raoul, madame, messieurs, dis-je très calmement, je me vois dans l’obligation de vous quitter. Je n’ai que faire de fous suicidaires, qu’ils jouissent ou non du soutien de leur gouvernement. Sur ce, je vous salue.

Je me dirigeais prestement vers la sortie quand l’infirmière m’agrippa le bras. Pour la première fois, j’entendis le son de sa voix.

- Attendez, nous avons besoin de vous.

Elle n’avait pas supplié, elle avait usé d’un ton froid presque indifférent. Celui qu’elle devait employer dans l’exercice de son métier pour réclamer du coton hydrophile ou un scalpel à bout chromé.
Je croisai son regard. Elle avait des yeux d’une couleur rare : bleu marine avec un peu de beige au centre, un iris semblable à une île perdue sur un océan. J’y plongeai aussitôt comme dans un gouffre noir.
Elle, continuait à me fixer, sans me sourire, sans vraiment d’aménité. Comme si le seul fait de m’avoir adressé la parole constituait déjà la plus grande des concessions. Je reculai. J’avais hâte de fuir ce lieu mortel.

1On retrouve cette histoire décrite dans l'ESRA dans Troisième Humanité

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