Comme pour tout
les enfants, il y eut pour moi le jour M, de la découverte de la
mort. Mon premier mort était justement un homme accoutumé à vivre
parmi les cadavres. C'était M. Dupont, notre boucher. Sa devise
était inscrite en gros caractères sur sa vitrine : «
Chez Dupont tout est bon. » Un matin, ma mère m'annonça qu'on
ne pourrait pas acheter chez lui du filet mignon pour demain dimanche
car M. Dupont était mort. Il avait été écrasé par une carcasse
de bœuf charolais qui s'était inopinément décrochée.
Je devais avoir
quatre ans. A brûle-pourpoint, je demandai à ma mère ce que cela
signifiait ce mot : « M.O.R.T »
Ma mère se
montra aussi embarassée que le jour où je lui avais demandé si ces
pilules contraceptives pourraient soigner ma toux.
Elle baissa
les yeux.
- Et bien, heu, être
mort, cela signifie « n'être plus là ».
- Comme sortir d'une
pièce ?
- Pas seulement d'une
pièce. C'est aussi quitter la maison, la ville, le pays.
- Voyager loin,
alors ? Comme quand on part en vacances ?
- Heu... Non, pas
exactement. Parce que, lorsque l'on est mort, on ne bouge plus.
On ne bouge plus et on s'en va loin ? C'est super !
Comment est-ce
possible ?
C'est peut-être
sur cette tentative maladroite visant à expliquer le décès du
boucher Dupont que naquit en moi le terreau de curiosité sur lequel,
bien plus tard, Raoul Razorbak put faire germer ses délires.
Enfin du moins, c'est ce qu'il me semble.
Trois mois après, quand on m'annonça que mon arrière-grand-mère Aglaé était morte, je déclarai paraît-il : « Mémé Aglaé est morte ? Alors là ça m'étonnerai qu'elle en soit capable ! » Furieux, mon arrière-grand-père roula des yeux terribles et proféra cette phrase que je n'oublierai jamais :
- Mais tu ne sais donc pas que la mort est la chose la plus affreuse qui puisse arrivée !
- Non je ne le savais pas.
- Ah bon... Je croyais que... Balbutiai-je.
- On ne plaisante pas avec ces choses-là ! Ajouta-t-il pour enfoncer le clou. S'il y a quelque chose avec quoi on ne plaisante pas, c'est bien la mort.
Mon père
prit le relais. Tous voulaient me faire comprendre que la mort était
un tabou absolu. On n'en parle pas, on ne l'évoque pas, si on
prononce son nom c'est avec crainte et respect. En aucun cas on ne
peut prononcer ce mot en vain. Cela porte malheur.
On me secoua.
- Ton arrière-grand-mère Aglaé est morte. C'est horrible. Et si tu n'étais pas sans cœur... Tu pleurerais !
Il faut
dire que, depuis l'aurore, mon frère Conrad, lui déversait comme
une serpillère de bain qu'on essore
Ah bon, quand les
gens meurent, il faut pleurer ? On me dit jamais rien. Les
choses qui vont
sans dire vont mieux
en le disant.
Pour
m'aider à pleurer, mon père excédé par mon arrogance juvénile,
me gratifia d'ailleurs d'une paire de gifles. Comme ça, espérait-il,
je me rappellerais : un, de la phrase : « la mort est
la chose la plus affreuse qui puisse arriver » et deux, qu' «
on ne plaisante pas avec ces choses-là ».
- Pourquoi tu n'as
pas pleuré ? Insista à nouveau mon père en rentrant de
l'enterrement d'arrière-grand-mère Aglaé .
- Laisse-le
tranquille. Michael n'a que cinq ans, il ne sait même pas ce qu'est
la mort, me défendit mollement ma mère.
- Il le sait très
bien mais il ne pense qu'à lui, alors la mort des autres
l'indiffère. Tu verras, quand nous mourrons, il ne pleurera pas non
plus.
Là, je
commençai à comprendre pour de bon qu'on ne rigole pas avec la
mort. Après ça, dès qu'on m'annonçait un passage de vie à
trépas, je me contraignais à penser très fort à quelque chose de
triste... Des épinards en branches bouillis, par exemple. Les larmes
venaient sans problème et cela faisait plaisir à tout le monde.
J'eus
ensuite un contact plus directe avec la mort. En effet, à sept ans,
ce fut moi qui mourus. L'événement se produisit en février, par
une belle journée claire. Il faut dire que nous avions eu auparavant
un mois de janvier très doux et il est très fréquent qu'à un doux
mois de janvier succède un février très ensoleillé.
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