Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 92 – AU TRAVAIL

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mercredi 28 janvier 2015

92 – AU TRAVAIL

Dès le lendemain de l’inauguration officielle, nous nous installâmes avec armes et bagages dans notre palais de la mort.
Le Président avait prévu des appartements privés pour chacun d’entre nous. Plus un laboratoire à accès multiples afin que nous puissions travailler la nuit. De fait, comme tous nous avions connu des problèmes de voisinage durant la campagne de calomnie qui avait précédé la séance du Palais des Congrès, nous emménageâmes avec liesse dans cet environnement neuf. J’optai pour un logis au troisième étage. Je rejoignis ensuite au laboratoire un Raoul très tourmenté par la volonté de foncer du président Lucinder.

- Les Américains, les Japonais, les Anglais… Il n’a que ces mots à la bouche. Il n’y comprend rien. Il s’agit d’une œuvre de longue haleine. Nous ne pouvons avancer que pas à pas, et en nous entourant des plus grandes précautions, de surcroît.

Je m’étonnai de voir mon ami endosser pareil habit de modérateur, lui qui nous avait toujours encouragés à aller de l’avant malgré tant d’aléas.

- Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.
 
D’abord calmer les ardeurs de Félix qui souhaitait multiplier les envols.
Notre thanatonaute avait beaucoup changé depuis sa victoire au Palais des Congrès. Il donnait interview sur interview. Il était sans cesse invité à la télévision pour des jeux ou des débats et, quelle que soit l’émission, il adorait ça. Après trente années où il s’était fait traiter comme un moins-que-rien, je comprenais cet appétit de revanche. Un chirurgien esthétique avait remodelé son visage balafré. Un ophtalmologiste réputé était parvenu à le débarrasser de ces verres de contact qui l’obligeaient à cligner des yeux. Pour son crâne pelé, il avait eu recours à des implants. Les plus grands couturiers le couvraient de vêtements à titre publicitaire. Beau et élégant, Félix Kerboz incarnait le parfait héros de la mort.
   On le voyait partout. Il était de toutes les premières, de tous les vernissages, de toutes les grandes soirées dans les night-clubs à la mode. Inviter le seul thanatonaute du monde à sa table était un privilège que se disputaient les maîtresses de maison les plus huppées. Félix avait aussi fait son entrée dans le livre Guinness des records en tant qu’homme connu pour s’être avancé le plus loin dans le monde post-vital. Entre le plus puissant cracheur de noyaux de cerise et le plus gros buveur de bière, il y figurait en tenue de Superman, aux côtés d’une splendide top model brandissant une faux.
Félix était vraiment devenu très mondain.
D’un côté, nous étions ravis, car cela l’inciterait à revenir ici-bas plutôt que de se laisser entraîner là-haut par on ne savait trop quelle tentation. De l’autre, nous nous agacions des perpétuels retards qu’engendraient inévitablement ses nuits blanches. Il passait parfois des journées entières à récupérer dans son lit plutôt que de venir au thanatodrome, son bureau en quelque sorte. De plus, il s’était tellement habitué à l’admiration générale qu’il ne prêtait plus qu’une oreille distraite à nos conseils et à nos travaux.
Quand même, Félix Kerboz conservait un reste de conscience professionnelle. La première semaine de notre installation aux Buttes-Chaumont, il réussit deux autres allers retours.
Il confirma l’existence d’un mur à « coma plus vingt et une minutes ». Une sorte de membrane vaporeuse qu’il compara à une bouche transparente et fine.

Moloch

« Après ce mur, le cordon d’argent qui retient au monde casse et la volonté n’a plus envie de faire demi-tour », estimait-il. Tous les journaux reprirent l’expression : « Mur comatique ». Certains l’appelèrent aussi « mur de la mort », ou même « Moloch 1 », ou encore « Moch 1 » en parallèle avec le mur du son, Mach 1.
Moloch, cela me faisait penser à Baal, le dieu phénicien carthaginois. Lors d’un voyage à Sidi-Bou-Saïd, en Tunisie, j’avais vu sa représentation. Une grande statue creuse de métal. On allumait un feu dans son ventre. On jetait en sacrifice les enfants et les vierges dans sa bouche béante.
Juste en bas, au rez-de-chaussée, ma mère avait ouvert sa boutique et vendait comme convenu tee-shirts, porte-clefs et casquettes. Son magasin était sobrement baptisé « Aux conquérants de la mort ».
On y trouvait toutes sortes d’articles hétéroclites : des chopes de bière sur lesquelles on lisait : « Mourir est notre métier ». Une inscription en lettres grasses s’inscrivait sur tous les autres gadgets : « Cendre, tu retournes à la cendre » sur les cendriers ; « La dernière tue » sur les montres ; « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » sur du papier hygiénique ; « Je meurs et j’aime ça » sur les bougies ; « Le ciel n’attend pas » sur des cerfs-volants. On trouvait aussi des panoplies de Petit Félix, des cassettes vidéo de son envol au Palais des Congrès, des coffrets du parfait petit anesthésiste-thanatonaute avec ma photo.
C’était d’un goût…

Enfin… on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille.

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