À proprement
parler, Félix Kerboz n’était pas quelqu’un qu’on aimerait
avoir pour voisin. Mais on pouvait lui accorder le bénéfice de
quelques circonstances atténuantes.
D’abord, il
n’avait pas été un enfant désiré. Lorsque le magazine de
défense des consommateurs Nous testons pour vous avait démontré
que la marque de préservatifs utilisée par son père n’était
fiable qu’à 96 %, Félix n’aurait pu se douter qu’il ferait
partie des 4 % d’échecs. Son père non plus. Le fait qu’il était
parti depuis trente-cinq ans acheter des cigarettes prouve combien
cette trahison l’avait décontenancé.
D’emblée,
Suzette, la mère, chercha à se faire avorter mais, à peine fœtus,
Félix s’accrochait déjà à la vie comme une teigne sur les poils
d’un chien. Les efforts répétés des faiseurs d’anges n’eurent
pour seul résultat que d’abîmer le visage du bébé en gestation.
Par deux fois
ensuite, sa mère tenta de le noyer. Sous prétexte de lui rincer son
shampooing, elle lui avait enfoncé la tête sous l’eau de la
baignoire. Elle avait mal calculé son coup et l’avait remonté
trop tôt. Plus tard, elle poussa dans le fleuve le bambin qui tenait
à peine sur ses jambes. Mais Félix possédait déjà le don de se
tirer des pires situations. Il évita de peu l’hélice de la
péniche, qui ne lui avait causé qu’une grande cicatrice sur la
joue, et il parvint à regagner la berge en s’aidant du parapluie
que sa mère lui tendait maladroitement en l’abattant sur sa tête.
Toute sa
jeunesse, Félix Kerboz s’était demandé pourquoi tout le monde
lui en voulait tant. Parce qu’il était laid ? Parce qu’on lui
enviait sa mère superbe ?
Il serra longtemps
les dents mais, quand Suzette mourut, il éclata. Il constata qu’il
avait perdu la seule personne qu’il aimait sur cette planète. À
présent, il avait la haine.
Elle se
manifesta d’abord par l’attaque en règle des pneus d’une
innocente voiture qu’il larda de coups de couteau. Pas de quoi
l’apaiser ! Il s’acoquina avec une bande de voyous et entreprit
de racketter les gosses de riches qui avaient des mamans vivantes,
les veinards ! Il en tua trois qui rechignaient à payer et devint
ainsi l’exécuteur des basses œuvres de sa bande. Mais quand, vers
dix-huit ans, ses copains commencèrent à montrer quelque intérêt
pour le sexe opposé, Félix refusa de participer aux viols. Ce qui
l’excitait, c’était de débarquer chez des bourgeois et de leur
planter son surin dans les côtes. C’était sa manière à lui de
venger sa mère adorée qui avait toujours trimé si dur pour
l’élever.
Quand, à
vingt-cinq ans, il comparut devant une cour d’assises, il ne
réussit pas à convaincre les jurés du plaisir indicible qu’il y
a à enfoncer un bon couteau long et pointu dans le ventre mou de son
prochain. Sa passion pour les jolis coups portés à l’arme blanche
n’était pas communicable. Conformément au réquisitoire de
l’avocat général, il fut condamné à deux cent
quatre-vingt-quatre ans de réclusion criminelle, réductible à deux
cent cinquante-six ans en cas de bonne conduite. L’avocat de Félix
lui expliqua que cela équivalait à une peine à perpétuité, « à
moins que les progrès de la médecine ne prolongent la durée de la
vie humaine au-delà de la moyenne actuelle de quatre-vingt-dix ans
».
Travailler du
matin au soir à fabriquer des brosses en poils de sanglier ne suffit
pas au bonheur du détenu. Il s’était juré de sortir légalement
de prison. Déjà, son bon comportement lui avait valu le report à
deux cent cinquante-six ans. Comment accélérer encore le processus
?
Le directeur du
pénitencier ne manquait pas d’idées. De nos jours, tout était à
vendre. C’était ça, la société moderne. Ses années libérables,
Kerboz n’avait qu’à les « acheter ».
- Mais avec quel argent ? s’inquiéta le malheureux.
- Qui parle d’argent, ici ? Disposer d’un bon corps sain, pour un grand gaillard comme toi, c’est déjà un formidable capital !
Commença alors une
terrible comptabilité.
Pour gagner des
années, Félix testait des produits pharmaceutiques non encore
agréés, dont on ne connaissait pas les effets secondaires.
Depuis que, sous
la pression des amis des bêtes, les expériences sur les animaux
avaient été interdites, les industriels n’avaient plus d’autre
recours que les prisonniers.
Il obtint ainsi
trois ans de réduction de peine pour l’essai d’un défibrillateur
cardiaque qui lui donna des arythmies et le laissa insomniaque. Des
dentifrices trop fluorés lui détériorèrent le foie (cinq ans de
réduction de peine). Des savons trop détergents lui emportèrent
des fragments de peau au niveau des articulations (trois ans de
réduction de peine). Une aspirine suractivée provoqua un ulcère
(deux ans de réduction de peine). Une lotion capillaire
particulièrement corrosive le laissa à moitié chauve (quatre ans
de réduction de peine). Félix Kerboz gardait le moral et s’étonnait
même parfois de constater que certains produits étaient en fait
parfaitement inoffensifs !
Lors de
mutineries, il fit le coup de poing aux côtés des gardiens (deux
ans de réduction de peine). Il dénonça des trafiquants de
drogue qui sévissaient à l’intérieur de la prison (trois ans de
réduction de peine au prix de la hargne de nombreux codétenus en
manque).
- Qu’est-ce que t’as à toujours fayoter comme ça, Félix ?
- M’embêtez pas. J’suis ni fayot ni barge, les mecs. J’ai des ambitions, moi. Je veux sortir d’ici la tête haute.
- Tu parles ! Continue avec toutes ces saloperies chimiques et tu sortiras les pieds devant.
Chaque samedi, il
donnait son sang (une semaine de réduction de peine par quart de
litre). Le jeudi, il fumait dix paquets de cigarettes sans filtre
pour les besoins d’une étude du ministère de la Santé sur les
méfaits du tabac (une journée de réduction de peine par paquet
inhalé). Le lundi et le mardi, il subissait des tests de privations
sensorielles. Il passait toute la journée dans une pièce blanche
insonorisée, sans bouger et sans manger. Le soir, des hommes en
blouse blanche vérifiaient à quel point l’épreuve l’avait
commotionné.
Misère après
misère, Félix était parvenu à ramener sa peine à une durée de
cent quarante-huit ans. Il n’avait plus qu’un seul rein valide.
Un anti-inflammatoire aux effets particulièrement pervers l’avait
rendu sourd d’une oreille. Il clignait sans cesse des yeux à cause
de lentilles de contact si souples et si adhésives qu’une fois
déposées elles s’étaient avérées impossibles à retirer.
N’empêche, il était convaincu qu’un jour il sortirait.
Quand le
directeur lui parla du projet « Paradis » et des quatre-vingts ans
de réduction de peine qu’il entraînait, il ne songea pas un
instant à réclamer de plus amples renseignements. Jamais on ne lui
avait proposé si beau cadeau.
Certes,
une rumeur courait la prison selon laquelle des centaines de détenus
auraient laissé leur peau dans la pièce sous les caves où se
déroulait l’expérience. Félix n’en avait cure. Après tout ce
qu’il avait avalé sans crever, il avait confiance en sa bonne
étoile. Les autres avaient manqué de chance, voilà tout ! Après
tout, on n’a rien sans rien et pour quatre-vingts ans de réduction
de peine, on devait vous réclamer un solide effort.
Il s’installa
de bon gré dans le fauteuil. Il tendit son torse aux électrodes. Il
serra contre lui la couverture réfrigérante.
- Prêt
- Ben, j’suis à vos ordres, répondit Kerboz.
- Prêt.
- Prête !
Pas de prière. Pas
de signe de croix. Pas de doigts croisés. Félix se contenta de bien
caler la chique qu’il conservait toujours dans sa joue droite. De
toute façon, il n’avait rien compris à tout ce déploiement
scientifique et il s’en fichait complètement, uniquement concentré
sur la mirobolante prime qui s’ensuivrait. Quatre-vingts ans de
réduction de peine !
Comme on le lui
avait ordonné, il compta lentement.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un… décollage. Puis il pressa innocemment l’interrupteur.
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