Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 60 – FÉLIX KERBOZ

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lundi 26 janvier 2015

60 – FÉLIX KERBOZ

À proprement parler, Félix Kerboz n’était pas quelqu’un qu’on aimerait avoir pour voisin. Mais on pouvait lui accorder le bénéfice de quelques circonstances atténuantes.
D’abord, il n’avait pas été un enfant désiré. Lorsque le magazine de défense des consommateurs Nous testons pour vous avait démontré que la marque de préservatifs utilisée par son père n’était fiable qu’à 96 %, Félix n’aurait pu se douter qu’il ferait partie des 4 % d’échecs. Son père non plus. Le fait qu’il était parti depuis trente-cinq ans acheter des cigarettes prouve combien cette trahison l’avait décontenancé.
D’emblée, Suzette, la mère, chercha à se faire avorter mais, à peine fœtus, Félix s’accrochait déjà à la vie comme une teigne sur les poils d’un chien. Les efforts répétés des faiseurs d’anges n’eurent pour seul résultat que d’abîmer le visage du bébé en gestation.
Par deux fois ensuite, sa mère tenta de le noyer. Sous prétexte de lui rincer son shampooing, elle lui avait enfoncé la tête sous l’eau de la baignoire. Elle avait mal calculé son coup et l’avait remonté trop tôt. Plus tard, elle poussa dans le fleuve le bambin qui tenait à peine sur ses jambes. Mais Félix possédait déjà le don de se tirer des pires situations. Il évita de peu l’hélice de la péniche, qui ne lui avait causé qu’une grande cicatrice sur la joue, et il parvint à regagner la berge en s’aidant du parapluie que sa mère lui tendait maladroitement en l’abattant sur sa tête.
Toute sa jeunesse, Félix Kerboz s’était demandé pourquoi tout le monde lui en voulait tant. Parce qu’il était laid ? Parce qu’on lui enviait sa mère superbe ?
Il serra longtemps les dents mais, quand Suzette mourut, il éclata. Il constata qu’il avait perdu la seule personne qu’il aimait sur cette planète. À présent, il avait la haine.
Elle se manifesta d’abord par l’attaque en règle des pneus d’une innocente voiture qu’il larda de coups de couteau. Pas de quoi l’apaiser ! Il s’acoquina avec une bande de voyous et entreprit de racketter les gosses de riches qui avaient des mamans vivantes, les veinards ! Il en tua trois qui rechignaient à payer et devint ainsi l’exécuteur des basses œuvres de sa bande. Mais quand, vers dix-huit ans, ses copains commencèrent à montrer quelque intérêt pour le sexe opposé, Félix refusa de participer aux viols. Ce qui l’excitait, c’était de débarquer chez des bourgeois et de leur planter son surin dans les côtes. C’était sa manière à lui de venger sa mère adorée qui avait toujours trimé si dur pour l’élever.
Quand, à vingt-cinq ans, il comparut devant une cour d’assises, il ne réussit pas à convaincre les jurés du plaisir indicible qu’il y a à enfoncer un bon couteau long et pointu dans le ventre mou de son prochain. Sa passion pour les jolis coups portés à l’arme blanche n’était pas communicable. Conformément au réquisitoire de l’avocat général, il fut condamné à deux cent quatre-vingt-quatre ans de réclusion criminelle, réductible à deux cent cinquante-six ans en cas de bonne conduite. L’avocat de Félix lui expliqua que cela équivalait à une peine à perpétuité, « à moins que les progrès de la médecine ne prolongent la durée de la vie humaine au-delà de la moyenne actuelle de quatre-vingt-dix ans ».
Travailler du matin au soir à fabriquer des brosses en poils de sanglier ne suffit pas au bonheur du détenu. Il s’était juré de sortir légalement de prison. Déjà, son bon comportement lui avait valu le report à deux cent cinquante-six ans. Comment accélérer encore le processus ?
Le directeur du pénitencier ne manquait pas d’idées. De nos jours, tout était à vendre. C’était ça, la société moderne. Ses années libérables, Kerboz n’avait qu’à les « acheter ».

- Mais avec quel argent ? s’inquiéta le malheureux.


- Qui parle d’argent, ici ? Disposer d’un bon corps sain, pour un grand gaillard comme toi, c’est déjà un formidable capital !

Commença alors une terrible comptabilité.
Pour gagner des années, Félix testait des produits pharmaceutiques non encore agréés, dont on ne connaissait pas les effets secondaires.
Depuis que, sous la pression des amis des bêtes, les expériences sur les animaux avaient été interdites, les industriels n’avaient plus d’autre recours que les prisonniers.
Il obtint ainsi trois ans de réduction de peine pour l’essai d’un défibrillateur cardiaque qui lui donna des arythmies et le laissa insomniaque. Des dentifrices trop fluorés lui détériorèrent le foie (cinq ans de réduction de peine). Des savons trop détergents lui emportèrent des fragments de peau au niveau des articulations (trois ans de réduction de peine). Une aspirine suractivée provoqua un ulcère (deux ans de réduction de peine). Une lotion capillaire particulièrement corrosive le laissa à moitié chauve (quatre ans de réduction de peine). Félix Kerboz gardait le moral et s’étonnait même parfois de constater que certains produits étaient en fait parfaitement inoffensifs !
Lors de mutineries, il fit le coup de poing aux côtés des gardiens (deux ans de réduction de peine). Il dénonça des trafiquants de drogue qui sévissaient à l’intérieur de la prison (trois ans de réduction de peine au prix de la hargne de nombreux codétenus en manque).

- Qu’est-ce que t’as à toujours fayoter comme ça, Félix ?


- M’embêtez pas. J’suis ni fayot ni barge, les mecs. J’ai des ambitions, moi. Je veux sortir d’ici la tête haute.


- Tu parles ! Continue avec toutes ces saloperies chimiques et tu sortiras les pieds devant.

Chaque samedi, il donnait son sang (une semaine de réduction de peine par quart de litre). Le jeudi, il fumait dix paquets de cigarettes sans filtre pour les besoins d’une étude du ministère de la Santé sur les méfaits du tabac (une journée de réduction de peine par paquet inhalé). Le lundi et le mardi, il subissait des tests de privations sensorielles. Il passait toute la journée dans une pièce blanche insonorisée, sans bouger et sans manger. Le soir, des hommes en blouse blanche vérifiaient à quel point l’épreuve l’avait commotionné.
Misère après misère, Félix était parvenu à ramener sa peine à une durée de cent quarante-huit ans. Il n’avait plus qu’un seul rein valide. Un anti-inflammatoire aux effets particulièrement pervers l’avait rendu sourd d’une oreille. Il clignait sans cesse des yeux à cause de lentilles de contact si souples et si adhésives qu’une fois déposées elles s’étaient avérées impossibles à retirer. N’empêche, il était convaincu qu’un jour il sortirait.
Quand le directeur lui parla du projet « Paradis » et des quatre-vingts ans de réduction de peine qu’il entraînait, il ne songea pas un instant à réclamer de plus amples renseignements. Jamais on ne lui avait proposé si beau cadeau.
Certes, une rumeur courait la prison selon laquelle des centaines de détenus auraient laissé leur peau dans la pièce sous les caves où se déroulait l’expérience. Félix n’en avait cure. Après tout ce qu’il avait avalé sans crever, il avait confiance en sa bonne étoile. Les autres avaient manqué de chance, voilà tout ! Après tout, on n’a rien sans rien et pour quatre-vingts ans de réduction de peine, on devait vous réclamer un solide effort.
Il s’installa de bon gré dans le fauteuil. Il tendit son torse aux électrodes. Il serra contre lui la couverture réfrigérante.
- Prêt

- Ben, j’suis à vos ordres, répondit Kerboz.


- Prêt.


- Prête !

Pas de prière. Pas de signe de croix. Pas de doigts croisés. Félix se contenta de bien caler la chique qu’il conservait toujours dans sa joue droite. De toute façon, il n’avait rien compris à tout ce déploiement scientifique et il s’en fichait complètement, uniquement concentré sur la mirobolante prime qui s’ensuivrait. Quatre-vingts ans de réduction de peine !
Comme on le lui avait ordonné, il compta lentement.

- Six… cinq… quatre… trois… deux… un… décollage. Puis il pressa innocemment l’interrupteur.

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