Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 53 – ÉTAT D’ÂME

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lundi 26 janvier 2015

53 – ÉTAT D’ÂME

Je regagnai mon appartement passablement secoué. Seul chez moi, je hurlai comme hurlent les coyotes les soirs de pleine lune, sans parvenir pour autant à me délivrer du stress provoqué par la mort de Marcellin. Que faire ? Poursuivre était mal, abandonner le prochain thanatonaute était mal aussi. Alors, je hurlai. Des voisins tapèrent avec des balais contre mes murs. Ils obtinrent le résultat escompté. Je me tus mais ne me calmai pas pour autant.
J’étais déchiré. J’étais incapable de renoncer à revoir Amandine. Je n’avais plus envie d’expédier encore des gens dans le coma. Les idées de Raoul me fascinaient. Je refusais d’avoir d’autres cadavres sur la conscience. Je ne voulais plus vivre dans une éternelle solitude. Retourner à la routine de mon travail à l’hôpital me rebutait. Raoul avait raison au moins sur un point : son projet était peut-être terrible, mais quelle aventure grandiose !
Lui était fou et obsédé par le suicide de son père. Mais Amandine, qu’est-ce qui avait pu pousser une créature aussi ravissante à s’embarquer dans cette galère ? Peut-être était-elle elle aussi convaincue d’être une pionnière d’un monde nouveau. Raoul avait tellement de bagout.
J’avalai petit verre de porto blanc sur petit verre de porto blanc jusqu’à en être saoul. Je cherchai à m’endormir en lisant un roman. Une fois de plus, j’étais seul dans mon lit et, par-dessus le marché, avec un mort sur la conscience. Mes draps étaient aussi glacés qu’une couverture réfrigérante.
En prenant mon petit crème le lendemain matin, au bistrot du coin, je songeais que c’était peut-être un excès de chlorure de potassium qui avait provoqué le décès de Marcellin. Le produit était hautement toxique, il fallait en réduire la dose.
À moins que ce ne soit un problème d’anesthésiant.
Normalement, nous utilisons trois sortes d’anesthésiant. Les narcotiques, les morphiniques et les curares. J’avais préféré les narcotiques par habitude. Mais pour une « bonne mort », mieux valait un curare.
Hum. Non. Je continuerais avec un narcotique.

Peu à peu, je ne fus plus obnubilé que par des problèmes techniques. Mes réflexes professionnels se déclenchèrent automatiquement. Mes cours de chimie me revinrent en mémoire.
Hum. J’aurais peut-être dû utiliser du Propofol, me dis-je. C’est un nouveau narcotique, avec un meilleur réveil. Normalement, le réveil s’effectue en cinq minutes et s’avère très clair… Non, le Propofol interagira sûrement mal avec le chlorure. Donc autant conserver le thiopental. Mais en quelle quantité ? Habituellement, il faut compter cinq milligrammes par kilo. Cinq milligrammes dose minimale, dix milligrammes dose maximale. J’ai donné 850 milligrammes à Marcellin qui pesait 85 kilos. Il faudrait peut-être abaisser la dose…
À 14 heures, j’appelai Raoul. À 16 heures, nous étions tous de nouveau réunis dans notre thanatodrome de Fleury-Mérogis. Comme d’habitude, les détenus nous avaient copieusement insultés au passage. À eux, inutile de leur faire croire que Marcellin s’était volontairement suicidé. Le directeur du pénitencier nous croisa sans nous saluer, évitant même de nous regarder.
En revanche, Hugues nous accueillit avec gentillesse.

- Ne vous inquiétez pas, docteur, on va y arriver !

Ce n’était pas pour moi que je m’inquiétais, c’était plutôt pour lui…
Je diminuai mes doses. 600 milligrammes pour Hugues qui pesait 80 kilos. Cela devrait suffire.
Raoul consignait la moindre de mes manipulations. Je suppose qu’il voulait être à même de les reproduire au cas où je déciderais pour de bon de l’abandonner.
Amandine tendit un verre d’eau fraîche à Hugues.

- Le verre du condamné ? Ironisa-t-il.


- Non, répondit-elle avec sérieux.

Le thanatonaute prit place sur le fauteuil de dentiste. On procéda aux formalités : mise en place des capteurs, prise de pouls, prise de température, couverture réfrigérante.

- Prêt ?


- Prêt.


- Prête ! renchérit Amandine en branchant la caméra vidéo.

Hugues marmonna une prière. Puis il fit un grand signe de croix et prononça à toute vitesse comme pour s’en débarrasser :

- Six, quatre, cinq, trois, deux, un, décollage !

Il fit la grimace comme s’il avalait une pilule amère et pressa l’interrupteur.

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