Depuis plus d’une
heure, je m’acharnais à pratiquer un massage cardiaque. Dès que
les ping de l’électrocardiogramme s’étaient tus, c’avait été
l’affolement général.
Amandine
frictionnait les bras et les jambes de Marcellin, tandis que Raoul
lui enfilait un masque à oxygène. Ensemble nous comptions « un,
deux, trois », et je pressais la cage thoracique, mes deux mains sur
la zone du cœur. Puis Raoul insuffla de l’air dans les narines
pour relancer la pompe respiratoire.
L’application
d’électrochocs n’eut pas d’autre conséquence que de lui faire
ouvrir d’un coup les yeux et la bouche. Des yeux vides et une
bouche muette.
À force de nous
escrimer sur le corps inerte de Marcellin, nous étions en nage.
Je réprimais dans
ma tête la question « qu’est-ce que je fais ici ? ». Mais plus
je regardais ce qu’il me fallait bien qualifier de cadavre, plus
l’interrogation devenait obsédante. « Qu’est-ce que je fais
donc ici ? »
Oui, que faisais-je
donc ici ?
J’aurais voulu
être ailleurs, occupé à autre chose. N’avoir jamais participé à
cette opération.
Il était trop tard
pour ramener Marcellin à la vie. Il était trop tard et nous le
savions tous, mais nous refusions de l’admettre. Surtout moi. En ce
qui me concernait, c’était mon premier « assassinat » et je peux
vous jurer que ça vous remue les tripes d’entendre un type bien
vivant vous dire « salut ! » et de le contempler un peu plus tard
raide comme un arbre sec !
Raoul se dégagea.
- Il s’en est allé trop loin, murmura-t-il, furieux. Il est parti trop loin et il n’a plus su revenir.
Amandine s’était
épuisée à frictionner Marcellin. Des gouttes de sueur perlaient
sur son front lisse, coulaient tout au long de ses joues parsemées
de taches de rousseur, glissaient enfin dans son corsage trop
pudique. L’instant était dramatique et pourtant je connus
peut-être là le moment le plus érotique de toute mon existence.
Quelle vision que cette superbe jeune femme luttant contre la mort,
armée de ses seules mains douces ! Éros
toujours proche de Thanatos ! Je compris alors d’où me venait
cette impression de la connaître depuis longtemps. Elle ne
ressemblait pas seulement à Grace Kelly mais aussi à l’infirmière
présente à mon réveil, après l’accident de voiture de mon
enfance. Même allure d’ange, même grain de peau, même parfum
d’abricot.
Un type venait de
mourir, et moi je reluquais une infirmière. Je m’écœurais.
- Qu’allons-nous faire du corps ? m’écriai-je.
Raoul ne répondit
pas tout de suite. Il s’attarda d’abord à contempler Marcellin
en un improbable espoir.
Puis, avec
détachement, il m’expliqua :
- Le Président nous couvre. Chaque prison connaît un taux de suicide de 4 %1. Marcellin fera partie du lot, voilà tout.
- C’est de la folie criminelle ! vociférai-je. Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette sinistre aventure ? Tu m’as trompé, Raoul, tu m’as trompé, tu as trahi notre amitié pour la fondre dans ta démence. Vous me dégoûtez tous autant que vous êtes. Un type est mort à cause de votre inconscience. Tu m’as trompé et tu l’as trompé.
Raoul se leva, très
digne, et soudain il m’empoigna par le col. Son regard lançait des
flammes, il me postillonna au visage.
- Non, je ne t’ai pas trompé. Mais l’enjeu est si colossal qu’il est obligatoire que nous connaissions l’échec avant la réussite. Rome ne s’est point bâtie en un jour. Nous ne sommes plus des enfants, Michael. Ceci n’est pas un jeu. Nous devons payer le prix fort. Tout a un prix, sinon ce serait trop facile. Si c’était plus simple, d’autres y seraient déjà parvenus avant nous. C’est parce que c’est dur que nous aurons le mérite de réussir.
Je me défendis
mollement.
- Si nous réussissons un jour. Et cela me semble de plus en plus improbable.
Raoul me relâcha.
Il considérait Marcellin dont la bouche était toujours grande
ouverte. Cette bouche béante était insupportable à voir, alors il
plaça une pince à vis entre les mâchoires de Marcellin, serra et
vissa pour les obliger à se rapprocher jusqu’à la fermeture, puis
étant parvenu à fermer cette bouche accusatrice, il se retourna
vers les autres.
- Peut-être que vous aussi vous pensez comme Michael. Si vous voulez renoncer, il en est encore temps.
Raoul fit face à
chacun, attendant une réaction. Nous regardions le cadavre de
Marcellin et cela nous impressionnait car, à cause de la pince à
mâchoires, sa bouche ressemblait maintenant à un bec d’oiseau,
perdu dans ses joues creuses.
- Moi, je renonce ! s’exclama Clément. Je croyais qu’avec le docteur, tout serait plus sûr mais lui non plus n’est pas assez fort pour lutter contre la mort. Si vous devez tuer dix mille pauvres types avant de réussir, je préfère ne pas me trouver parmi eux. Inutile de me rappeler notre accord. Je vous promets de ne jamais parler à quiconque de votre projet « Paradis ». Il me fait bien trop peur.
- Et toi, Hugues ? interrogea Raoul d’une voix égale.
- Je reste, lança fièrement le volontaire.
- Tu souhaites être notre prochain thanatonaute ?
- Oui. Je préfère encore crever que de retourner dans ma cellule.
Du menton, il
désigna le corps de Marcellin.
- Lui au moins il n’est plus enfermé dans une cellule minable !
- Très bien, dit Raoul. Et toi, Amandine ?
- Je reste, annonça-t-elle sans manifester la moindre émotion.
Je n’en croyais
pas mes oreilles.
- Mais vous êtes tous cinglés, ma parole ! Clément a raison. On risque de tuer dix mille personnes avant d’obtenir le moindre résultat. En tout cas, ne comptez plus sur moi.
J’enlevai ma
blouse blanche et la jetai sur la paillasse, cassant ainsi quelques
fioles qui aussitôt laissèrent exhaler des odeurs d’éther. Puis
je partis en claquant fort la porte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire