Les paupières de
la jolie infirmière s’abaissèrent sur ses yeux bleu marine mais
son silence me sembla cette fois une sourde félicitation.
J’avais
l’impression de la connaître depuis longtemps tant elle
ressemblait à la Grace
Kelly du film d’Hitchcock, Fenêtre
sur cour. En beaucoup plus belle, naturellement.
Dans le hangar de
Fleury-Mérogis, tout le monde parut content de me voir. La présence
d’un médecin, anesthésiste de surcroît, devait rassurer à la
fois l’équipage et les candidats au suicide.
Raoul fit les
présentations. L’infirmière répondait au prénom d’Amandine,
les futurs thanatonautes étaient Clément, Marcellin et Hugues.
- Au départ, nous disposions de cinq thanatonautes, me rappela notre capitaine. Deux sont décédés, victimes d’une erreur médicamenteuse. On ne s’improvise pas anesthésiste. Bienvenue donc parmi nous !
Les trois
prisonniers en survêtement me saluèrent en me jaugeant avec
suspicion.
Raoul m’entraîna
vers la paillasse de laboratoire et ses fioles.
- Tu apprendras en même temps que nous. Tous ensemble, nous pénétrons en territoire inconnu. Nous n’avons pas de prédécesseurs. Nous sommes comme ces premiers hommes qui posèrent jadis leurs pieds en Amérique ou en Australie. À nous de découvrir notre « Nouvelle Australie » et d’y planter nos drapeaux !
Le professeur
Razorbak avait retrouvé tout son sérieux. Dans ses prunelles, la
passion du travail bien fait avait remplacé la folie pure.
- Montrons au docteur Pinson notre façon de procéder à un coma, dit-il.
Sans hésiter,
Marcellin, le plus petit des volontaires, s’installa sur le vétuste
fauteuil de dentiste. L’infirmière s’affaira à lui placer
des électrodes sur la poitrine et le front, plus toutes sortes de
détecteurs de chaleur, d’humidité, de vitesse du pouls. Tous ces
fils étaient reliés à des écrans où défilaient des lignes
vertes.
J’examinai la
scène.
- Ôtez-moi tout ce bazar !
Ça y était.
J’étais partie prenante de leurs fantasmes. J’étudiai le
contenu de la paillasse, des étagères au-dessus, déchiffrai des
étiquettes, réfléchissant au mélange le mieux susceptible de
provoquer un coma.
Une solution
saline pour dilater les veines, du thiopental pour anesthésier et du
chlorure de potassium pour ralentir les mouvements cardiaques…
Certains États
américains préféraient jadis cette méthode au cyanure ou à la
chaise électrique pour éliminer leurs condamnés à mort. Pour ma
part, j’espérais qu’en diluant davantage le chlorure de
potassium, les battements cardiaques diminueraient sans cesser pour
autant, permettant ainsi une lente coulée vers le coma, si possible
contrôlable par le cerveau.
Et par moi…
Avec l’aide de
Raoul et des trois autres candidats thanatonautes, je construisis un
dispositif assez astucieux : une petite potence en plastique de vingt
centimètres de haut à laquelle je suspendis la solution saline dans
son grand flacon, puis le thiopental dans un plus petit et enfin le
chlorure de potassium.
Je liai un système de minuterie électrique aux robinets des tuyaux
afin que chaque substance soit délivrée à l’instant considéré
par moi comme le plus propice. Le thiopental serait propulsé
vingt-cinq secondes après l’injection de la solution saline et le
chlorure de potassium, trois minutes plus tard. Le tout serait
administré au moyen d’un unique tuyau, terminal des précédents,
débouchant sur une seule aiguille creuse.
Je baptisai
booster l’ensemble du dispositif chimique. Le thanatonaute lui-même
le déclencherait en appuyant sur un interrupteur électrique en
forme de poire qui actionnerait la minuterie. Sans m’en rendre
compte, je venais d’inventer la première « machine à mourir »
visant à conquérir officiellement le pays des morts. Je crois
qu’elle se trouve actuellement au Smithsonian Institute, à
Washington.
Mon adresse et
mon assurance impressionnèrent l’assistance. Raoul avait raison. À
chaque problème technique, sa solution technique. Moi, j’étais
surtout content de mon interrupteur. Je n’aurais pas de bouton à
actionner. Donc pas de responsabilité directe. Je ne voulais pas
être un bourreau.
L’intéressé
déciderait lui-même de l’instant de son départ et, en cas
d’échec, ce ne serait qu’un suicide de plus.
Je priai Amandine
d’enfoncer l’aiguille dans la veine du bras de Marcellin. D’un
geste assuré, elle pinça l’intérieur du coude du thanatonaute,
enfonça la grosse aiguille et ne fit perler qu’une toute petite
goutte de sang. L’homme ne grimaça même pas.
Je posai alors la
poire de l’interrupteur électrique dans la main moite de Marcellin
puis lui expliquai :
- Quand vous presserez ce bouton, cela déclenchera la pompe électrique.
Un instant, je
faillis dire « cela déclenchera votre mort ».
Marcellin afficha un
air entendu, comme si je lui parlais de mécanique pour un moteur de
voiture.
- Tout va bien ? lui demanda Raoul.
- Au poil. Je fais totalement confiance au toubib.
J’essayais de ne
pas me laisser gagner par cette frénésie qui rendait Raoul si
nerveux.
- Et après ? s’enquit-il.
Il me fixait du
regard de l’enfant naïf qui s’accroche à tout prix à
l’existence du Père Noël, du marchand de sable et à la
possibilité de toucher le tiercé dans l’ordre.
Je m’empêtrai.
- Eh bien, heu…
- Vous en faites pas, toubib. Après, j’improviserai.
Il me fit un clin
d’œil complice.
Brave type. Il
voulait même m’éviter la culpabilité. Il savait qu’il allait
au-devant d’obstacles insurmontables et il voulait me décharger de
tous les pépins qui pourraient se produire. J’eus un instant envie
de lui dire « va-t’en vite, tant qu’il est encore temps ». Mais
Raoul, voyant mon embarras, trancha avec un…
- Bravo ! Bravo, Marcellin, bien parlé !
Tout le monde
applaudit, y compris moi.
Nous applaudîmes
quoi ? Je ne sais… Peut-être mon dispositif « booster vers
l’au-delà », peut-être le courage de Marcellin, peut-être la
beauté d’Amandine qui n’avait rien à faire ici. C’est vrai,
une poupée comme ça devrait être mannequin. « Complice
d’assassinat », c’est vraiment pas un métier d’avenir.
- Nous allons maintenant procéder au lancement d’une âme…, déclama Raoul.
Et il éteignit sa
cigarette.
Marcellin était
souriant comme un alpiniste du dimanche s’attaquant à l’Everest
avec des chaussures de ville neuves. Il fit un petit salut qui
n’avait rien à voir avec le salut d’un condamné. Tous, nous lui
répondîmes en souriant et en l’encourageant.
- Allez, bon voyage !
Amandine recouvrit
notre touriste d’une couverture réfrigérante tandis que je
procédais aux derniers ajustements des ordinateurs.
- Prêt ?
- Prêt !
Amandine mit en
marche la caméra vidéo qui filmerait la scène. Marcellin se signa.
Fermant les yeux, il entreprit le lent décompte :
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un… Décollage !
Puis il pressa très
fort l’interrupteur.
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