Il fallut encore
plusieurs semaines de petites exaspérations, de petites humiliations
et d’incommensurable ennui pour que je me décide à basculer du
côté de Raoul et de sa folie.
Les coups de fil
persistants de ma mère et les visites inopinées de mon frère
jouèrent pour beaucoup en cette faveur. Ajoutez-y une légère
déception amoureuse (une collègue de travail qui s’était refusée
à moi pour sortir finalement avec un stomato débile), pas même un
bon livre pour me réconforter et vous comprendrez que j’étais
prêt pour Fleury-Mérogis.
Ce ne fut pourtant
pas cette minable accumulation de déboires qui détermina mon choix,
mais une vieille dame toute racornie en attente d’une opération
cruciale.
J’étais là,
piqûre anesthésiante en main, quand une assistante vint m’avertir
que le chirurgien n’était pas prêt. Je savais ce que cela
signifiait. Cette andouille était en train de se livrer, histoire de
se détendre, à une partie de jambes en l’air avec son infirmière
dans les vestiaires. Dès qu’ils en auraient fini avec leurs ébats,
je pourrais endormir ma patiente afin qu’il lui ôte sa tumeur à
la vessie, avec une chance sur deux pour qu’elle se réveille.
C’était si…
nul ! Cinq mille ans de civilisation pour en arriver à patienter en
attendant qu’un chirurgien veuille bien éjaculer pour qu’on
tente cinq minutes plus tard de sauver la vie d’une malade !
- Pourquoi riez-vous ? s’enquit la vieille dame.
- Ce n’est rien. C’est nerveux.
- Votre rire me rappelle celui de mon mari avant sa mort. J’aimais bien l’entendre rire. Il a été emporté par une rupture d’anévrisme. Il a eu de la chance, lui. Il n’a pas eu le temps de se voir décrépir. Il est décédé… en bonne santé.
Son rire, à elle,
sonna comme un grelot funeste.
- Avec cette opération, je m’en vais enfin le rejoindre.
- Que racontez-vous là ! Le docteur Leveau est un as.
L’aïeule agita la
tête.
- Mais c’est que je compte bien y rester. J’en ai plus qu’assez de vivre toute seule. Je veux retrouver mon mari. Là-haut. Au Paradis.
- Vous croyez qu’il y a un Paradis ?
- Bien sûr. Ce serait trop affreux si tout s’arrêtait avec cette vie. Il y a forcément un « après » quelque part. J’y retrouverai mon André, là ou dans une autre vie, ça m’est égal. On s’aimait tellement et depuis si longtemps !
- Ne parlez pas comme ça. Le docteur Leveau va vous le soigner, votre petit bobo.
Je me récriai avec
d’autant moins de conviction que j’avais plusieurs fois été
témoin de l’incompétence de ce praticien.
Elle me fixa avec
des yeux de chien fidèle aimant.
- Et alors je devrais retourner vivre toute seule avec mes souvenirs dans mon trop grand appartement… Quelle horreur !
- Mais la vie, c’est quand même…
- Un fichu passage, hein ? Sans amour, la vie, c’est vraiment une vallée de larmes.
- Mais il n’y a pas que l’amour, il y a aussi…
- Il y a quoi ? Les
fleurs, les petits oiseaux ? Quelles sottises ! Moi, dans ma vie, il
n’y a eu qu’André et je n’ai vécu que pour lui. Alors, cette
histoire à ma vessie, quelle chance !
- Vous n’avez pas d’enfants ? Demandai-je.
- Si. Ils attendent l’héritage en trépignant. Après l’opération, ils vous téléphoneront sûrement, docteur, pour savoir s’ils peuvent commander immédiatement leur nouvelle voiture ou s’ils seront obligés d’attendre encore un peu.
Nos regards se
croisèrent. D’eux-mêmes, les mots se formèrent sur mes lèvres.
- Est-ce que vous savez comment dessiner un cercle et son point central sans lever son stylo ?
Elle pouffa.
- Quelle question ! On apprend tous ça à la maternelle.
Sur un mouchoir
en papier usagé, elle me montra comment procéder. Je m’extasiai.
C’était si évident qu’il était naturel que je n’y aie pas
pensé.
La petite vieille
m’adressa un clin d’œil amusé. Elle était du genre à
comprendre combien je pouvais attacher d’importance à ce genre de
vétilles.
- Il suffisait d’y penser, dit-elle.
Ayant enfin
compris, je songeai que Raoul était vraiment un génie. Un génie
capable de faire un cercle et son centre sans lever le stylo pouvait
peut-être narguer la mort…
Là-dessus, deux
solides aides-soignants antillais entrèrent en poussant un chariot
d’instruments suivis par le chirurgien guilleret.
Cinq heures plus
tard, elle était passée de vie à trépas. Leveau jeta méchamment
ses gants transparents caoutchoutés. Il pesta. La faute au matériel
vétuste, à la malade qui avait trop attendu, la faute à pas de
chance…
- Et si on allait boire une bière ? me proposa-t-il.
Le téléphone
sonna. Comme prévu, c’étaient les enfants de la petite vieille.
Je leur raccrochai au nez. Ma main fouillait déjà ma poche en quête
de la carte de visite de Raoul.
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