Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 31 – LE PRESIDENT LUCINDER

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dimanche 25 janvier 2015

31 – LE PRESIDENT LUCINDER

Debout dans sa limousine noire, le président Lucinder saluait la foule, le sourire contrit. En fait, il était au supplice tant il souffrait d’un ongle incarné à son orteil. Ce n’était pas une consolation de penser que Jules César avait sans doute lui aussi été tourmenté par de pareilles vicissitudes lors de ses grandes parades militaires. Et Alexandre le Grand avec sa syphilis1 ? En plus, à l’époque, on ne savait pas la soigner…
Jules César avait toujours derrière lui un esclave chargé à la fois de brandir sa couronne de laurier et de lui répéter régulièrement à l’oreille : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme. »2 Lucinder n’avait pas besoin d’esclave pour se le rappeler, son ongle incarné y suffisait.
Il salua la foule qui l’ovationnait tout en se demandant comment s’en débarrasser. Son médecin lui conseillait une opération, mais jusqu’ici le chef de la Nation ne s’était encore jamais allongé sur un billard. Il n’aimait pas l’idée d’être endormi tandis que des inconnus dissimulés sous des masques de gaze et armés de lames pointues tripoteraient sa chair palpitante. Bien sûr, il pouvait aussi avoir recours à son pédicure particulier. Ce dernier promettait de venir à bout du problème sans en passer par le bloc opératoire mais il lui faudrait alors entailler l’orteil à vif, sans anesthésie. Rien de très enthousiasmant.
Quelle source de problèmes que la défroque humaine ! Quelque chose clochait toujours quelque part. Des rhumatismes, des caries, une conjonctivite… La semaine dernière, Lucinder avait été tourmenté par un réveil de son ulcère.

- Ne t’inquiète donc pas, Jean, lui avait conseillé son épouse. Tu es contrarié à cause de l’Amérique du Sud. Tu iras mieux demain. Selon un proverbe de chez moi, « être en bonne santé signifie être tous les jours malade en un endroit différent ».

Très drôle ! N’empêche, elle lui avait servi un peu de lait chaud et la douleur s’était calmée. L’ongle incarné s’avérait plus coriace.
« Vive Lucinder ! » criait-on alentour. « Lucinder, président ! » scandait tout un groupe. Ah, ce nouveau mandat ! Il allait devoir s’en préoccuper bientôt. Le scrutin était proche.
Sans ce maudit orteil, Lucinder eût passé un bon moment sous ces acclamations. Il adorait les bains de foule. Il embrassa une fillette aux joues roses qu’une femme brandissait sous son nez. La gamine lui remit un bouquet de fleurs du genre à provoquer à tout coup une allergie.
La voiture redémarra. Il s’efforçait de remuer un peu ses orteils emprisonnés dans ses souliers neufs rigides quand un grand type en costume trois-pièces s’élança vers lui, revolver au poing. Des coups de feu résonnèrent à ses oreilles.

- Tiens, on m’assassine ! songea calmement le Président3.

C’était la première fois et la dernière, sûrement. Du sang tiède ruisselait sur son nombril. Lucinder sourit. C’était une bonne manière d’entrer dans l’Histoire avec un grand H. Son prédécesseur, le président Congomas, avait vu son mandat prématurément abrégé par un cancer de la prostate. De quoi faire rigoler la postérité.
Il avait de la chance, avec son technocrate au revolver noir. Les présidents assassinés avaient toujours droit aux honneurs des manuels scolaires. On vantait leurs visions grandioses, l’audace de leurs projets. Des enfants réciteraient ses louanges dans des écoles. Il n’existait pas d’autre immortalité.
Lucinder aperçut son assassin qui se fondait dans la foule. Et ses gardes du corps qui restaient là sans réagir ! Quelle leçon ! Il ne fallait pas compter sur tous ces professionnels à la noix.
Qui donc le détestait ainsi au point d’organiser sa mort ? Bah, il s’en moquait maintenant. Rien n’avait plus d’importance, y compris son maudit ongle incarné. La mort était le meilleur remède contre tous les petits maux de l’existence.

- Un docteur ! Vite, un docteur ! cria quelqu’un près de lui.

Que ces gens se taisent… Il n’existait pas de praticien capable de l’aider. C’était trop tard. Une balle lui avait percé le cœur. Ce n’était pas un médecin qu’il fallait quérir, plutôt un nouveau président pour le remplacer tandis que lui irait rejoindre César, Abraham Lincoln et Kennedy au firmament des grands hommes d’État assassinés.
Des bras n’en hissèrent pas moins Lucinder sur un brancard. L’enfermèrent dans une ambulance aux insupportables sirènes hurlantes. D’invisibles spécialistes placèrent un miroir sur sa bouche, massèrent ses poumons. Il y en eut même un d’assez sans-gêne pour oser un bouche-à-bouche.
Il n’en mourait pas moins. Des souvenirs défilèrent à toute vitesse dans son esprit.
* Quatre ans : sa première gifle imméritée et sa première hargne.
* Sept ans : premier tableau d’honneur grâce à un voisin qui l’avait laissé copier sa composition.
* Dix-sept ans : sa première fille (il l’avait revue depuis ; c’avait été une erreur : elle était affreuse). * Vingt et un ans : licence d’histoire, sans tricher cette fois.
* Vingt-trois ans : maîtrise de philosophie antique.
* Vingt-cinq ans : doctorat d’histoire de l’Antiquité.
* Vingt-sept ans : entrée au parti social-démocrate grâce aux relations de son père et déjà un slogan pour sa future carrière : « Ceux qui connaissent bien le passé sont les mieux à même de construire le futur. »
* Vingt-huit ans : mariage avec le premier « poussin » (une actrice dont il avait oublié jusqu’au nom).
* Vingt-neuf ans : premiers coups bas et premières trahisons pour s’élever à l’intérieur de l’appareil du parti.
* Trente-deux ans : élection à la mairie de Toulouse, fortune bâtie sur la vente de terrains municipaux, premiers tableaux de maître, premières sculptures antiques, des maîtresses en pagaille. 
* Trente-cinq ans : élection à l’Assemblée nationale, premier château en Lozère.
* Trente-six ans : divorce et remariage avec le second « poussin » (top model allemand, pois chiche pour cervelle mais jambes à damner un saint).
* Trente-sept ans : éclosion de mouflets dans tous les coins.
* Trente-huit ans : courte traversée du désert provoquée par l’affaire des pots-de-vin sur la vente d’avions pakistanais.
* Trente-neuf ans : retour fulgurant sur la scène politique grâce à de nouvelles épousailles (la propre fille du président Congomas, un bon choix cette fois). Nomination au ministère des Affaires étrangères et première action véritablement répugnante : l’organisation de l’assassinat du président du Pérou, remplacé par un fantoche.
* Quarante-cinq ans : mort du président Congomas. Campagne de Lucinder à la présidence de la belle République française grâce à une campagne entièrement financée par le Pérou. Nouveau slogan : « Lucinder a étudié l’Histoire, à présent il l’écrit. » Echec.
* Cinquante-deux ans : nouvelle élection. Victoire : le Pouvoir. Enfin l’Elysée. Mainmise sur les Services secrets. Musée particulier d’antiquités discrètement « récupérées » à l’étranger. Le caviar à la louche.
* Cinquante-cinq ans : menaces de guerre nucléaire. L’ennemi prend peur, recule, et Lucinder rate sa première bonne occasion d’entrer dans l’Histoire.
* Cinquante-six ans : des maîtresses de plus en plus jeunes.
* Cinquante-sept ans : rencontre avec son premier vrai ami, Vercingétorix, un labrador noir, insoupçonnable, lui, d’arrivisme.
Enfin, cinquante-huit ans et conclusion, à l’instant, de cette belle biographie : assassinat du grand homme lors d’un bain de foule à Versailles.
Plus de bulles-miroirs. Une vie, même de président, ce n’est pas plus que ça. Poussière, tu retournes à la poussière. Cendre, tu retournes à la cendre. Asticot, tu finis dans l’estomac des asticots.
Si seulement on lui permettait de décéder en paix ! Même les asticots ont droit à la tranquillité finale. Mais non, on lui soulève les paupières, on le place sur un billard… On le tripote, on le déshabille, on le branche sur des appareils compliqués et autour de lui, ça jacasse, ça jacasse. « Tout faire pour sauver le Président », répètent-ils. Les sots !
À quoi bon tous ces efforts ? Lui sentait une grande fatigue l’envahir. C’était comme si la vie le quittait progressivement. Exactement ça. Ça sortait. Il sentait que ça sortait. Pas possible ! Jean Lucinder sentait… qu’il sortait. Il sortait de son corps. Ça alors ! Il sortait vraiment de son corps. Lui, enfin lui ou quoi d’autre ? Il y avait quelque chose d’autre… comment pourrait-on appeler cela ? Son âme ? Son corps immatériel ? Son ectoplasme ? Sa pensée matérialisée ? C’était lui en transparent et léger. Ça se séparait, ça se désincrustait, ça se scindait. Quelle sensation !
Il décolla, abandonna sa peau, tel un vieux vêtement usagé. Il s’élevait, montait, montait encore. Il ne souffrait plus des orteils. Il était si léger !
Son… nouveau « moi » s’attarda un instant au plafond. De là, il contempla le cadavre allongé et tous ces experts en plein acharnement thérapeutique. Aucun respect pour sa dépouille. Ils ouvraient sa cage thoracique, lui cassaient des côtes, plantaient des électrodes directement dans son muscle cardiaque !
Inutile de rester plus longtemps ici, on l’appelait ailleurs. Une ficelle transparente, sorte de cordon ombilical, le reliait encore à sa carcasse humaine. Elle s’étirait, cordon argenté et élastique, au fur et à mesure qu’il s’en éloignait.
Il traversa le plafond, passa par plusieurs étages remplis de malades. Enfin, ce fut le toit et puis le ciel. Une lumière bienveillante l’appelait au loin. Fantastique ! D’autres gens, beaucoup d’autres gens, voletaient autour de lui, comme lui étirant leur cordon argenté. Il eut l’impression de participer à une formidable fête.
Mais soudain son propre cordon ombilical argenté cessa de s’étirer, il se durcit, se tendit, on le tirait par en bas ! Il dut se rendre à l’évidence : Lucinder ne mourait plus. Les autres ectoplasmes le regardaient sans comprendre : pourquoi ne continuait-il plus en avant ? Le cordon le tira, l’élastique se rétracta brusquement. Il retraversa le toit, les plafonds, il revint dans la salle d’opération et vit les infirmiers qui lui lâchaient des décharges de plusieurs centaines de volts directement dans le cœur. « C’est interdit de faire ça ! » Il avait fait voter une loi là-dessus, deux ans auparavant, pour limiter l’acharnement thérapeutique. Il s’en souvenait, c’était l’article 676 : « Lorsque l’activité cardiaque aura cessé, on ne procédera à aucune manipulation, agression ou opération susceptible de forcer le cœur défaillant à redémarrer. »4 Seulement, comme il était président, on estimait évidemment que sa vie était au-dessus des lois. Ah, les salauds ! Ah, les petits fumiers ! Une fois encore il découvrait les désagréments d’être l’homme le plus important du pays. À cette seconde il n’eut qu’une envie : être un clochard dont personne ne se souciait. Clochard, mendiant, ouvrier, femme au foyer, n’importe quoi, mais qu’on lui fiche la paix. Qu’on lui accorde l’apaisement de la mort. C’est le premier droit du citoyen : mourir en toute tranquillité.
« Laissez-moi crever ! Laissez-moi crever ! » hurla-t-il à tue-tête. Mais son ectoplasme n’avait pas de voix. Le cordon d’argent l’entraînait toujours plus bas. Il ne pouvait plus remonter. Flou, il réintégra son ex-cadavre. Quelle sensation désagréable ! Ouille, il ressentait déjà à nouveau son ongle incarné ! Et ses côtes qu’on avait cassées pour atteindre le cœur. En plus on lui lâcha une nouvelle décharge électrique, cette fois ça faisait très, très mal.
Il ouvrit les yeux. Évidemment les médecins et les infirmiers poussaient des cris de joie et se congratulaient les uns les autres. Les imbéciles…

- On a réussi, on a réussi !

- Son cœur bat à nouveau, il respire, il est sauvé !

Sauvé ? Sauvé de qui, sauvé de quoi ? Pas d’eux, en tout cas. Il souffrait, il souffrait. Il balbutia dans une grimace quelque chose d’incompréhensible. « Arrêtez les décharges, refermez la cage thoracique ! »
Il aurait voulu crier : « Fermez la porte, il y a des courants d’air. »
Il avait mal, si mal dans tous ses nerfs.
Te voici donc à nouveau, ô mon corps douloureux.
Il ouvrit une paupière, il y avait plein de gens autour de son lit.
Il avait mal, si mal. Tous ses nerfs étaient à vif. Il referma les yeux pour bénéficier d’encore un instant de répit et se remémorer le merveilleux pays lumineux, là-haut dans le ciel.

4Voici le résumé de l'état legislatif et juridique concernant l'acharnement thérapeutique en 2014, très documenté : http://revdh.revues.org/pdf/868

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