Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 287 – ATTAQUE À FORT BUTTES-CHAUMONT

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samedi 31 janvier 2015

287 – ATTAQUE À FORT BUTTES-CHAUMONT

C’étaient les adorateurs du Mal. Stefania avait dû leur ordonner de détruire notre thanatodrome. À travers les fenêtres du rez-de-chaussée et du magasin, nous les vîmes tout démolir à coups de batte de base-ball et de chaîne de vélo.
Raoul me donna un coup de coude.

- Toi et moi contre les imbéciles ?

Cette phrase me replongea d’un coup dans le passé. Quand Raoul et moi étions encore les meilleurs amis du monde et lorsqu’il m’impressionnait tant en usant de sa voix contre les adorateurs de Belzébuth. L’enjeu était difficile et pourtant nous avions réussi. Là encore, la victoire semblait hors de notre portée. Mais voir le magasin de ma mère saccagé, les boules-souvenirs contenant de la neige, fendues, laissant couler leur joli liquide, les posters du Paradis déchirés, les tee-shirts souillés, les photos d’Amandine recouvertes de moustaches ou autres dessins obscènes, me survolta.
Nous franchîmes la porte. D’abord, personne ne nous prêta attention. Raoul put même s’emparer d’un long tube de métal protégeant un poster géant et me le tendre.
Il me passait le relais. D’un coup, j’oubliai comment nous nous étions fâchés, comment il était devenu alcoolique. Je serrai fort l’arme improvisée.
Nous étions ensemble. Lui et moi contre les imbéciles. Lui et moi contre le monde entier.
Il saisit lui aussi un tube d’aluminium. Il y avait là deux loubards assez effrayants. Hirsutes, puants, le corps tatoué de têtes de mort et de signes infernaux, ils arboraient des rictus de rage et de barbarie.
L’un était occupé à fendre à coups de couteau les foulards représentant la carte du Paradis pendant que l’autre cassait avec les dents les poupées des anges les plus populaires.

- Arrêtez ça tout de suite ! Aboya Raoul.

Notre irruption les stupéfia. Ils étaient persuadés que, dans un monde si gentil, plus personne n’oserait s’opposer à leur razzia. Ils avaient déjà nargué avec succès police et soldats. Ils se sentaient invincibles.
Un instant ils s’arrêtèrent, interdits, mais se reprirent vite. Le plus grand s’approcha de nous, presque en souriant. Il tendit la main comme pour serrer l’une des nôtres, puis, arrivé à proximité, il me décocha un grand coup de pied dans le bas-ventre. J’aurais dû rester sur mes gardes. J’avais oublié que les adorateurs du Mal ne respectaient rien et n’avaient aucun code d’honneur.
Je m’effondrai, coupé en deux. J’eus juste le temps de voir Raoul bondir pour punir le mécréant d’un grand coup de tube d’aluminium sur la tête. Le second nous fonça dessus.
La scène tourna au pugilat. Je me relevai et me bagarrai du mieux que je pouvais. À ma grande surprise, je ne me battis pas trop mal. Peut-être les guerres du Paradis m’avaient-elles donné plus d’assurance. Après tout, n’avais-je pas terrassé, avec l’aide d’Amandine, certes, le terrible maître des haschischins ?
Je saisis une statue de plâtre représentant Félix et l’écrasai sur la tête du grand. Le type s’effondra. Merci, Félix. Le second ne réclama pas son compte et s’enfuit vers les étages pour aller chercher des renforts. Nous le poursuivîmes.
Au sixième étage, nous surprîmes quatre costauds armés de haches qui s’amusaient à tout réduire en miettes. Ils avaient détruit les fauteuils, cassé un par un tous les écrans de contrôle, ainsi que les oscilloscopes permettant de repérer les envols.
Celui qui semblait leur chef présentait un visage qui m’était familier. Pour la première fois, la reconnaissance fut réciproque.

- Tiens, tiens, qui vois-je ? Dit-il.

Raoul le reconnut aussi. C’était le gros Martinez. Notre ennemi de classe dont nous avions épargné la vie lors des premiers envols thanatonautiques. Je me rappelai une leçon de Meyer : « Si quelqu’un vous fait du mal et que vous ne vous vengez pas, il vous en voudra très fort. Si quelqu’un vous fait du mal et que non seulement vous ne vous vengez pas mais qu’en plus vous lui sauvez la vie ou vous lui faites du bien, il vous détestera d’une haine terrible. Mais il faut aimer ses ennemis, ne serait-ce que parce que cela leur porte sur les nerfs. »
C’était le cas. Loin de nous être reconnaissant de lui avoir épargné les hasardeuses expériences de Fleury-Mérogis, Martinez nous en voulait de l’avoir privé de la célébrité de Félix. Il fonça avec sa hache que Raoul tenta maladroitement de bloquer de son tube d’aluminium. Celui-ci fut coupé en deux.
Simultanément, deux malabars se ruèrent sur moi.
Raoul, d’un coup de pied bien ajusté, atteignit les doigts de Martinez crispés sur la hache. L’arme tranchante chuta.

- Salopard, j’aurai ta peau ! dit notre ex-camarade de classe.

Il attrapa Raoul par la tête et commença à serrer. Mais, svelte et souple, mon ami se dégagea pour le saisir à la taille.
Je n’eus pas le temps de suivre plus avant leur duel. Déjà mes adversaires me submergeaient. Nous nous battîmes comme des gamins, je leur tirais les cheveux et ils me griffaient le cou de leurs longs ongles sales. On roula par terre. Les autres étaient sur le point d’avoir le dessus quand soudain une voix retentit.

- Je suis là les gars !

Maxime Villain accourait à la rescousse, armé d’un nunchaku. Avec cette arme orientale il était assez risible, mais son renfort tombait à pic. C’est quand même utile d’avoir des copains.

- Il faut appeler la police ! Braillai-je.

- Ça ne servira à rien, répondit Villain. Ils n’oseront jamais se battre, même les flics ont peur d’abîmer leur karma !

Ce fut le grand tohu-bohu. Les objets volaient, visant les visages, les coups de batte de base-ball fouettaient l’air, entrecoupés des coups sourds des poings contre la chair. Nous étions tous si occupés à nous taper dessus et à nous étrangler que nous ne prêtâmes pas attention à un vrombissement de moto suivi de pas secs montant l’escalier.
Une silhouette apparut dans l’embrasure.
Stefania.

- Assez ! Intima-t-elle.

Elle pointa un gros revolver automatique calibre 9 mm. Nous levâmes les mains.
La ronde Italienne avait beaucoup maigri dans ses forêts. Les châtaignes et les écureuils, ça ne nourrit pas. Elle était splendide, avec une grande cape noire à revers rouge. Ainsi, elle ressemblait un peu à mon fantasme du troisième territoire. Elle nous contempla avec ravissement.

- Il y a longtemps que je souhaitais cette entrevue, dit-elle.

- Il suffisait de téléphoner. On aurait pris rendez-vous, remarqua Raoul, narquois.

Apparemment, elle ne goûtait pas l’humour de son ancien mari. Derrière elle, ses sbires grondèrent.

- Cesse de débiter des niaiseries, Raoul, lança-t-elle, usant du ton de chef de guerre qu’elle était devenue.


- Mais je t’écoute, Stefania, je suis tout ouïe.

- Sache alors que mes hommes et moi sommes venus ici pour détruire le thanatodrome. J’ai beaucoup, beaucoup réfléchi, Raoul. Nous nous sommes trompés. Nous nous sommes égarés dès le début. Il faut détruire le monstre que nous avons bâti.

Martinez, qui saignait de la bouche, proposa en se massant la joue :

- Et si on commençait par détruire ces types-là ?


- Non, dit-elle fermement. Ce sont mes amis.

Elle s’approcha à me frôler :

- Vous êtes mes amis, Michaelese, Raoul, Maxime. À vous, jamais je ne ferai de mal. Mais tout ça, il est nécessaire de le démolir. Allez-y ! commanda-t-elle.

Et sa bande recommença de tout saccager, tout casser.
Ils démembrèrent les trônes de décollage, ils brisèrent les appareils, ils écrasèrent les fioles.

- Raoul, suppliait Stefania tout en continuant à nous tenir en joue avec son arme à feu. Par pitié, mettez un terme à la thanatonautique. Sinon, ça ne pourra aller que de mal en pis.

Raoul baissa les mains et s’approcha d’elle. J’étais persuadé qu’elle allait tirer mais aucune balle ne sortit du canon lorsqu’il prit ses lèvres.
Meyer avait raison quand il répétait : « Il faut aimer nos ennemis, ne serait-ce que parce que cela leur porte sur les nerfs ! » Ils s’embrassaient et cet instant de violence suspendu par un baiser avait quelque chose de féerique. Trop féerique. Martinez ne put le supporter. Profitant de la stupeur générale, il ramassa sa hache et la planta dans le dos de Raoul.
Tout se passa si vite que nul n’eut le temps de réagir.
Raoul ouvrit grand les yeux de surprise puis, comprenant qu’il venait de se faire assassiner, il sourit et recommença à embrasser goulûment Stefania. C’était elle qu’il aimait le plus et il voulait partir sur un baiser. Il avait découvert la mort, le sens ultime de la vie et pourtant, à l’approche de son trépas, il ne pensait qu’à un dernier instant de plaisir. Aimer encore un peu sur cette terre avant de partir ailleurs.

Puis il tomba sur les genoux, la hache toujours plantée dans le dos.

- Vite, criai-je, il n’est pas trop tard, il faut remettre en marche un trône de décollage ectoplasmique, nous allons le récupérer avant que son âme n’ait atteint le monde des morts !


- Non ! dit Stefania, des sanglots dans la voix. Non, laissez-le mourir tranquillement.

Elle fit un signe à ses sbires et ils nous ligotèrent.
Les mains liées, je me précipitai en avant pour m’approcher de Raoul. Il n’était pas encore complètement parti. Il ouvrit les yeux, me reconnut, sourit et marmonna quelque chose que je fus le seul à entendre :

« Le lien est dénoué
J’ai jeté à terre tout le mal qui est en moi
Ô Osiris puissant
Je viens enfin de naître
Regarde-moi, je viens de naître. »
Il se traîna pour embrasser les jambes de l’Italienne puis eut un ultime soubresaut.
Nous perdions du temps, j’étais en rage. Mais Stefania avait pris sa décision : Raoul devait mourir « normalement ». Comme autrefois, sans qu’on cherche à le retenir. Avant, je me souviens, les gens mouraient et on ne se préoccupait que de leur enterrement et de leurs regrets. Il est si courant de nos jours de rattraper les mourants que je l’avais oublié.
L’âme de Raoul partait avec un baiser pour dernier souvenir de ce « bas » monde.
Jolie mort, en vérité ! J’aimerais réussir ainsi la mienne. Je réfléchis que Raoul avait su aimer. Il avait aimé son père au point de le suivre dans son aventure. Il avait aimé sa mère au point de lui pardonner de ne pas l’avoir aimé assez. Il avait aimé les livres. Il m’avait aimé au point de m’entraîner dans son sillage. Il avait aimé Amandine. Il avait aimé Stefania. Meyer disait : « Il est très difficile d’aimer vraiment. En général on n’a qu’une seule vie pour ça, il ne faut pas la rater. »
Le cadavre de Raoul gisait dans les bras de Stefania. Ses yeux s’embuèrent. Autour de nous, ses sbires ne savaient plus très bien que faire. Leur chef en pleurs : voilà qui était contraire à tous les préceptes des adorateurs du Mal ! Ils restaient là les bras ballants.

- Allons, partons, dit-elle.

Les motos pétaradèrent. Les adorateurs du Mal disparurent comme ils étaient apparus.
Je considérai le cadavre de mon ami. L’enveloppe charnelle était probablement déjà vidée de son âme. Pourrait-on remettre un esprit dans ce tas de viande ?
Il était maintenant trop tard, l’âme de Raoul devait déjà être dans le territoire orange, mêlée à des milliards de morts. Jamais nous ne le retrouverions. Quand je fus convaincu qu’il était mort, irrémédiablement mort, je compris que Raoul avait été mon frère. Mon seul vrai grand frère.
J’eus envie de hurler à la lune comme les coyotes du désert. Aouuuuuu. Mais personne n’aurait compris que c’est ma seule manière naturelle d’exprimer ma peine. Quand son meilleur ami meurt, il ne faut pas hurler à la lune comme un coyote, il faut pleurer. Tout le monde sait cela.

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