Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 279 – ÇA NE S’ARRANGE PAS

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samedi 31 janvier 2015

279 – ÇA NE S’ARRANGE PAS

C’est à cette époque que Lucinder décida de mettre fin à ses jours. Des badauds le découvrirent déchiqueté au pied de la tour Montparnasse. Le Président avait enjambé le parapet par un jour de pluie qui rendait la chaussée miroitante.
Sauter dans le vide demande beaucoup de courage. Surtout par mauvais temps. En plus, beaucoup de ceux qui sautent par les fenêtres s’en tirent. Il faut dire qu’en général ils choisissent les quatrième ou cinquième étages. Alors, soit ils atterrissent en douceur sur un capot d’automobile ou un tas d’ordures, soit ils se retrouvent les jambes broyées, paraplégiques dans un fauteuil roulant.
Lucinder, lui, ne s’était laissé aucune chance. Il avait sauté du cinquante-huitième étage. Comme toujours efficace, il s’était mis en position de parachutiste la tête la première pour que ce soit sûr et rapide.
Pourquoi s’était-il tué alors que tous les indicateurs politiques étaient au beau fixe ? Avec le recul, je me demande si, comme Stefania, il n’avait pas été tout à coup dégoûté par cette société molle qu’il avait lui-même contribué à créer. Fallait-il qu’il s’en veuille pour s’autocondamner ainsi à se transformer en âme errante !
Une femme de ménage découvrit le testament que le défunt avait posé sur son bureau :
« J’ai enfin compris que cela ne sert à rien d’être célèbre, avait écrit notre ami. L’immortalité, c’est rasoir. Je veux qu’on ôte mon nom de tous les livres d’histoire et des dictionnaires. Je veux qu’on déboulonne toutes mes statues. Je veux qu’on supprime toutes les plaques des rues à mon nom. Je souhaite les obsèques les plus simples, sans pompe et sans cortège. Je ne veux pas être inhumé dans un cercueil capitonné sous une dalle de marbre. Ni fleurs, ni couronnes, ni larmes, ni Requiem, ni oraison funèbre. Je demande à être enterré sous un arbre. Et sans stèle signalant ma présence. Je veux retourner directement à la terre, être envahi par les racines de l’arbre, grignoté par les limaces, les lombrics, les punaises. Malgré mon suicide, peut-être me réincarnerai-je ainsi en humus fertile ? Si ma chair n’a servi qu’à peu de chose de mon vivant, qu’elle soit au moins un bon compost après ma mort.
J’ai mis longtemps à comprendre, mais maintenant j’entrevois le sens de la vie. Président ou clochard, roi ou esclave, nous sommes tous pareils. Rien que de petits grains de sable perdus dans l’univers. Je revendique le privilège de n’avoir été qu’un grain de sable pour l’humanité. Je n’étais qu’un grain de sable, certes, mais je sais bien que, sans grains de sable, il n’y aurait jamais de plages. »
Bien entendu, le ministre de l’Intérieur décida de brûler sur-le-champ un texte aussi subversif.
La mort du président Lucinder aurait pu donner un nouveau coup de frein au mouvement thanatonautique. Il n’en fut rien. Après ses grandioses obsèques, contrairement à des vœux d’ailleurs ignorés de tous, on lui consacra des chapitres entiers dans les manuels d’histoire, on érigea une gigantesque statue à son effigie sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Le gouvernement par intérim décréta que le thanatodrome des Buttes-Chaumont qu’il avait créé s’appellerait dorénavant thanatodrome Lucinder, de même que la médaille thanatonautique serait à présent médaille Lucinder. On ne compta plus les villes et les villages qui lui dédièrent avenues, rues et places.
On peut parfois choisir sa vie, mais il est bien difficile de choisir sa mort !
Richard Picpus fut élu facilement président. Sa première allocution fut un hommage à Lucinder. Il affirma que son seul objectif était de poursuivre l’œuvre du grand « Initiateur » de la thanatonautique.
C’est à la fin de ces cérémonies que Raoul me confia qu’il avait l’intention de se remarier. Stefania s’était tant éloignée de son existence qu’il se considérait libre.

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