Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 271 – LE SUICIDE, QUELLE ERREUR

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samedi 31 janvier 2015

271 – LE SUICIDE, QUELLE ERREUR

L’Agence nationale pour la promotion de la vie faisait de son mieux mais n’obtenait que des résultats dérisoires. Il fallut un événement tragique, l’affaire Lambert, pour mettre fin d’un coup au mouvement suicidaire.
Cela se passa un dimanche, à notre thanatodrome des Buttes-Chaumont. Nous permettions parfois à nos amis d’utiliser nos trônes de décollage. M. Lambert, le patron de notre restaurant thaïlandais favori, nous avait justement demandé d’en essayer un. Nous n’avions pas de raison de nous y opposer, d’autant plus que comme M. Lambert était en quelque sorte le chef de notre cantine personnelle, nous tenions à conserver les meilleurs rapports avec lui.
Il s’assit. Nous réglâmes nos appareils. Il compta « six, cinq, quatre, trois, deux, un, décollage » et pressa la poire dans les règles.
Rien d’anormal jusqu’ici. Le bizarre se produisit au retour. Quand M. Lambert ouvrit les yeux, j’eus l’impression de me retrouver en face d’un autre Jean Bresson. Il était fébrile, nerveux, même son visage ne ressemblait plus à celui de notre placide restaurateur thaï. Nous avions devant nous un homme au regard fixe et dur. Un autre homme. Peut-être un Mr Hyde qu’aurait toujours dissimulé jusqu’ici le Dr Jekyll-Lambert ?
  • Vous vous sentez bien, monsieur Lambert ? Demandai-je.
  • Oooh ououi ! Pour aller, ça va. Ça va même très bien. Jamais je ne suis allé aussi bien.
  • Vous avez pu visiter le Continent Ultime ? s’enquit Amandine.
  • Oooh ououi ! Pour visiter, j’ai visité. C’est vraiment un endroit très, très intéressant.
Sa voix était celle de l’ancien Lambert, ses traits aussi et, pourtant, j’aurais juré que nous n’avions plus affaire à la même personne.
Par la suite, il s’avéra sardonique, avec même un je-ne-sais-quoi de pervers dans la prunelle. Il avait tout oublié de la cuisine et jusqu’à sa chère recette des nouilles au basilic. De la cuisine, il se fichait d’ailleurs à présent. Il mit subitement en vente son restaurant. Que ses clients autrefois tant choyés aillent se faire nourrir où bon leur semblerait ! Il s’en lavait les mains. Il quitta la ville et nous ne le revîmes plus.
Cette histoire me troubla beaucoup. J’en parlai avec des confrères d’autres thanatodromes. Ils m’assurèrent avoir déjà rencontré des cas similaires. Comme moi, ils avaient songé à un syndrome du Dr Jekyll. L’appellation resta.
Nous décidâmes une vidéo-conférence pour discuter du problème. Mr Rajawa, responsable du thanatodrome indien, avait une explication à proposer. Une explication mystique, mais quand même une explication.
Selon lui, c’étaient les suicidés qui étaient à l’origine du phénomène. Quand quelqu’un se tue délibérément avant d’en avoir terminé avec le temps de vie qui lui a été alloué lors de son dernier jugement, son ectoplasme se transforme en une âme errante. Elle reste là, à planer au-dessus du sol, en quête d’un corps où se rematérialiser afin de vivre ce qui lui restait à vivre. Or, il est très difficile de trouver des corps vacants et beaucoup de suicidés errent ainsi depuis des millénaires.
Ces âmes errantes, les vivants les ont souvent qualifiées de « fantômes ». Comme elles sont misérables et désolées, elles jouent à effrayer les humains pour s’assurer qu’elles possèdent encore quelque pouvoir. Elles effraient les craintifs et les naïfs en tapant contre les murs la nuit, en faisant se soulever les parquets ou vibrer les lustres. Au pire, elles peuvent provoquer des pluies et des orages inopinés, mais c’est bien là leur seule force. Leurs agissements sont dérisoires et devraient susciter la pitié plutôt que l’effroi.

- C’est ce que nous nommons les mauvais esprits, signala le directeur du thanatodrome de Dakar.

- Et nous les blolos, blolos bians pour les hommes, blolos bias pour les femmes, précisa le responsable d’Abidjan.

- Peut-être, mais avec cette nouvelle mode du suicide, les airs doivent être saturés de fantômes à la recherche d’une enveloppe charnelle, soupira son collègue de Los Angeles.

Mr Rajawa poursuivit ses explications :

- Lorsqu’un vivant médite ou qu’il se livre à la thanatonautique, il abandonne un temps son corps physique. Il suffit qu’une âme errante passe par là pour qu’elle s’y engouffre.

Nous restâmes là tous cois à nous entre-regarder. Quels risques avions-nous donc tous pris au cours de nos nombreux voyages ! Et, pire encore, à cause de tous les « touristes » qui, grâce à nous, partaient dans l’au-delà, des tas de fantômes disposaient maintenant d’un joli lot de corps à enfiler. Quel paradoxe ! Ces suicidés qui se figuraient s’envoler pour une vie meilleure s’introduisaient dans la première existence venue ! Et encore, s’ils avaient de la chance ! Il n’était pas si facile de se trouver là au bon moment, face à une enveloppe charnelle vacante.
Chacun y alla de son cas de « possession » au retour. De brusques changements d’humeur et de comportement étaient maintenant élucidés.

- Il faut donner l’alerte, dis-je. Il faut que les gens cessent de se suicider et même de thanatonauter. C’est trop dangereux !

Chacun chez soi, nous organisâmes des conférences de presse. Tout le monde ne nous crut pas. Il y eut des sceptiques pour déclarer que nous voulions pratiquer notre sport entre nous alors qu’il se démocratisait et que, bientôt, même les ouvriers pourraient thanatonauter le dimanche. Que répondre à ça ? Malgré nos avertissements, les agences de voyages ectoplasmiques continuèrent à faire des affaires. Il y aurait toujours des têtes brûlées pour partir se promener sur les continents les plus ultimes, convaincus qu’ils étaient que les accidents n’arrivaient qu’aux autres.
L’idée de se faire piquer son corps lors d’un décollage en découragea pourtant quelques-uns. Ce n’était pas agréable de penser que n’importe qui, en cas de malheur, se ferait ensuite passer pour vous et se glisserait dans votre famille et jusque dans le lit de votre femme sans que nul soit capable de faire la différence.
Pour les candidats au suicide, il en alla différemment que pour les touristes de l’au-delà. Les uns cherchaient l’exploit, les autres la sécurité et le bonheur. Conrad eut beau solder son stock de pilules « hors jeu » invendues, il n’y avait plus guère d’acheteurs. Se transformer en âme errante en quête d’un corps, et cela peut-être pour les siècles à venir, ce n’était pas un futur très enthousiasmant.
Les gens avaient compris qu’un suicide ne remettait pas du tout un compteur à zéro, qu’une existence devait obligatoirement être vécue jusqu’au bout. On réapprit à s’accoutumer des petites misères.
L’explication de mon confrère indien avait un autre avantage : elle réconfortait les parents de bébés ou d’adolescents morts trop tôt, par maladie ou accident. Il pouvait s’agir de suicidés qui, après réincarnation dans une enveloppe physique étrangère, avaient encore quelques années à vivre. Un homme qui se suicide à soixante ans alors qu’il aurait dû décéder à soixante-six renaîtra ainsi dans la peau d’un enfant voué à mourir à six ans.
C’était décidément une science complète que de gérer son karma et chaque jour apportait son lot de nouvelles lois.
Raoul se murait dans le silence. Je savais qu’il songeait sans cesse à Stefania. Nous en avions eu des nouvelles par les journaux. Elle avait regroupé autour d’elle une bande de « méchants ». L’Italienne bouddhiste tibétaine que nous avions tant aimée professait un peu partout que le bien devait s’équilibrer avec le mal. Que, quelles que soient maintenant nos connaissances, les envies de se suicider reprendraient face à un monde si fade.
Sous son égide, une horde de loubards en blouson de cuir noir, juchés sur des motos, s’efforçait de son mieux de promouvoir des actes aussi démodés que le vol, le meurtre, le viol ou le pillage. Mais la crainte d’abîmer son karma restait trop forte, Stefania avait du mal à s’adjoindre des acolytes et son initiative demeurait isolée.
Stefania faisait un peu figure de curiosité nationale et, même lorsque des policiers avaient la possibilité de l’arrêter, elle ou quelques-uns des siens, ils s’en abstenaient. Ils redoutaient que l’opération puisse être considérée comme une agression et se disaient que, de toute façon, ces bandits seraient assez punis lors de leurs réincarnations.
Pourtant, pour Raoul et pour moi aussi, Stefania devenait une grande préoccupation. En incarnant le mal, elle prouvait qu’il y avait encore des risques à prendre en ce bas monde. Elle donnait du relief au bien. En sacrifiant son karma pour assainir la société, elle se livrait finalement à un acte de pure abnégation.
Nous sentions tous confusément qu’en réalité, Stefania la maudite était une sainte. Nous ne savions plus que faire. Finalement, nous décidâmes de repartir là-haut voir un peu ce qu’il s’y passait.

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