Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 267 – HORS JEU

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samedi 31 janvier 2015

267 – HORS JEU

Conrad n’avait pu obtenir les droits de reproduction du karmographe.
Les Nippons avaient veillé au grain. Leur brevet était bien protégé. Mon frère s’était donc résolument tourné vers un tout autre commerce : les pilules « hors jeu », à savoir des pilules « spécial suicide sans douleur ». « Mieux vaut une vie nouvelle qu’une existence ratée » était son slogan. C’était simple et ça disait bien ce que ça voulait dire.
Conrad, qui s’était toujours montré si sceptique envers la thanatonautique, était à présent le premier à encourager les gens à faire le grand saut, les affaires avant tout !
Ironie du sort : il compta vite parmi ses premiers clients son propre fils, mon neveu Gustave, désespéré d’avoir échoué en composition de mathématiques. En guise de lettre d’adieu, l’adolescent avait griffonné : « Vous inquiétez pas. Un petit tour vite fait au pays des morts et je reviens dans une autre peau. »
Ses parents étaient convaincus qu’il avait sans doute raison, mais ils n’en ignoraient pas moins où le gamin allait se réincarner. « Tant d’efforts et d’éducation soigneusement programmée bêtement gâchés par une mauvaise note en maths, il y a de quoi s’arracher les cheveux ! » se lamentait Conrad qui se demandait s’il devait pleurer ou pas la mort de son propre fils.
Rose et moi, nous nous inquiétâmes. Et si Freddy junior était tenté lui aussi ? Une contrariété est si vite arrivée de nos jours. Nous avions beau connaître le Paradis, nous ne souhaitions pas pour autant que notre enfant y parte trop tôt, en s’autorisant à claquer lui-même son cordon ombilical, qui plus est.
Pour mieux le dissuader d’échapper à cette mode qui se répandait dans les écoles et les lycées, nous remplaçâmes en douce les pilules de cyanure « hors jeu » qu’il s’était achetées avec son argent de poche par d’inoffensifs bonbons en sucre glace. Et pour qu’il ne cède pas à une brusque envie de sauter dans le vide, nous fîmes installer des grillages à toutes les fenêtres.
Rose faisait de son mieux pour le réconforter en toutes circonstances. S’il rentrait avec un carnet rempli de mauvaises notes, nous lui offrions des cadeaux pour le consoler. Nous ne le grondions jamais, nous le couvrions d’affection, nous l’assurions sans cesse de notre soutien.
Il était essentiel que notre fils aime sa vie au point de se persuader que jamais il ne trouverait de parents aussi chouettes dans une autre incarnation.
Mais tous les parents n’étaient pas aussi efficaces que nous. Les suicides d’enfants se multipliaient, tout comme ceux des adultes, d’ailleurs.
Un mécontentement, une insatisfaction, et hop ! Les plus sensibles se promenaient avec une capsule de cyanure implantée en permanence dans une dent creuse et, au moindre souci, ils mettaient fin à une existence jugée ratée. La vie étant un jeu, pour ne plus y participer, il suffisait de dire pouce et de se mettre « hors jeu » grâce à la pilule mise en vente libre par mon frère Conrad.
Résultat : on ne voyait pratiquement plus de vieux dans les rues (une première ride, et en avant pour une nouvelle jeunesse avant de connaître l’irréparable outrage des ans), non plus de gens soucieux ou trop sensibles. Il ne restait que des êtres immatures obsédés par l’idée de faire le bien, par paresse ou par superstition.
Il y avait là un vrai problème de société. Les meneurs d’hommes et les créatifs sont pour la plupart des gens qui ont connu une enfance difficile et s’en sont sortis à la force du poignet en se forgeant des caractères d’acier trempé pour mieux survivre. Mais à présent que le suicide promettait une remise des compteurs à zéro au moindre ennui, les futurs élites disparaissaient avant d’avoir eu le temps de prendre de l’âge.
Lucinder et son gouvernement comprirent le problème. Dans l’administration, ils ne côtoyaient plus que des mous et des nuls, incapables de prendre toute décision tranchée tant ils redoutaient de léser les uns ou les autres. Il importait d’agir au plus vite afin que les plus intelligents et les plus sensibles des jeunes cessent de se suicider.
La mort devenue banale, il importait également de promouvoir la vie ici et maintenant, et non pas ailleurs et dans on ne savait quel futur. La chose n’était pas évidente. Plus personne ne tenait tellement à la vie au point de se battre pour elle ou de serrer les dents en cas d’adversité. Pire, chacun espérait voir en qui il allait se réincarner, un peu comme on joue à la roulette ou au loto. Ce ne devait pas être les bons numéros qui manquaient, là-haut !
Ainsi naquit l’ANPV, l’Agence nationale pour la promotion de la vie. Lucinder mit à contribution les meilleurs publicitaires afin qu’ils inventent des slogans, des idées, des concepts pour que les gens s’attachent à leur existence plutôt que de s’en aller à tire-larigot.
Qui aurait cru ça avant les années 2000 ? On serait sûrement mort de rire à l’idée qu’il faudrait un jour faire de la publicité pour que les gens apprécient ce qu’il y a de plus élémentaire, de plus naturel et de plus simple au monde : la vie.

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