Conrad n’avait
pu obtenir les droits de reproduction du karmographe.
Les Nippons avaient
veillé au grain. Leur brevet était bien protégé. Mon frère
s’était donc résolument tourné vers un tout autre commerce : les
pilules « hors jeu », à savoir des pilules « spécial suicide
sans douleur ». « Mieux vaut une vie nouvelle qu’une existence
ratée » était son slogan. C’était simple et ça disait bien ce
que ça voulait dire.
Conrad, qui s’était
toujours montré si sceptique envers la thanatonautique, était à
présent le premier à encourager les gens à faire le grand saut,
les affaires avant tout !
Ironie du sort : il
compta vite parmi ses premiers clients son propre fils, mon neveu
Gustave, désespéré d’avoir échoué en composition de
mathématiques. En guise de lettre d’adieu, l’adolescent avait
griffonné : « Vous inquiétez pas. Un petit tour vite fait au pays
des morts et je reviens dans une autre peau. »
Ses parents
étaient convaincus qu’il avait sans doute raison, mais ils n’en
ignoraient pas moins où le gamin allait se réincarner. « Tant
d’efforts et d’éducation soigneusement programmée bêtement
gâchés par une mauvaise note en maths, il y a de quoi s’arracher
les cheveux ! » se lamentait Conrad qui se demandait s’il devait
pleurer ou pas la mort de son propre fils.
Rose et moi, nous
nous inquiétâmes. Et si Freddy junior était tenté lui aussi ? Une
contrariété est si vite arrivée de nos jours. Nous avions beau
connaître le Paradis, nous ne souhaitions pas pour autant que notre
enfant y parte trop tôt, en s’autorisant à claquer lui-même son
cordon ombilical, qui plus est.
Pour mieux le
dissuader d’échapper à cette mode qui se répandait dans les
écoles et les lycées, nous remplaçâmes en douce les pilules de
cyanure « hors jeu » qu’il s’était achetées avec son argent
de poche par d’inoffensifs bonbons en sucre glace. Et pour qu’il
ne cède pas à une brusque envie de sauter dans le vide, nous fîmes
installer des grillages à toutes les fenêtres.
Rose faisait de son
mieux pour le réconforter en toutes circonstances. S’il rentrait
avec un carnet rempli de mauvaises notes, nous lui offrions des
cadeaux pour le consoler. Nous ne le grondions jamais, nous le
couvrions d’affection, nous l’assurions sans cesse de notre
soutien.
Il était essentiel
que notre fils aime sa vie au point de se persuader que jamais il ne
trouverait de parents aussi chouettes dans une autre incarnation.
Mais tous les
parents n’étaient pas aussi efficaces que nous. Les suicides
d’enfants se multipliaient, tout comme ceux des adultes,
d’ailleurs.
Un
mécontentement, une insatisfaction, et hop ! Les plus sensibles se
promenaient avec une capsule de cyanure implantée en permanence dans
une dent creuse et, au moindre souci, ils mettaient fin à une
existence jugée ratée. La vie étant un jeu, pour ne plus y
participer, il suffisait de dire pouce et de se mettre « hors jeu »
grâce à la pilule mise en vente libre par mon frère Conrad.
Résultat
: on ne voyait pratiquement plus de vieux dans les rues (une première
ride, et en avant pour une nouvelle jeunesse avant de connaître
l’irréparable outrage des ans), non plus de gens soucieux ou trop
sensibles. Il ne restait que des êtres immatures obsédés par
l’idée de faire le bien, par paresse ou par superstition.
Il y avait là un
vrai problème de société. Les meneurs d’hommes et les créatifs
sont pour la plupart des gens qui ont connu une enfance difficile et
s’en sont sortis à la force du poignet en se forgeant des
caractères d’acier trempé pour mieux survivre. Mais à présent
que le suicide promettait une remise des compteurs à zéro au
moindre ennui, les futurs élites disparaissaient avant d’avoir eu
le temps de prendre de l’âge.
Lucinder et son
gouvernement comprirent le problème. Dans l’administration, ils ne
côtoyaient plus que des mous et des nuls, incapables de prendre
toute décision tranchée tant ils redoutaient de léser les uns ou
les autres. Il importait d’agir au plus vite afin que les plus
intelligents et les plus sensibles des jeunes cessent de se suicider.
La mort devenue
banale, il importait également de promouvoir la vie ici et
maintenant, et non pas ailleurs et dans on ne savait quel futur. La
chose n’était pas évidente. Plus personne ne tenait tellement à
la vie au point de se battre pour elle ou de serrer les dents en cas
d’adversité. Pire, chacun espérait voir en qui il allait se
réincarner, un peu comme on joue à la roulette ou au loto. Ce ne
devait pas être les bons numéros qui manquaient, là-haut !
Ainsi naquit
l’ANPV, l’Agence nationale pour la promotion de la vie. Lucinder
mit à contribution les meilleurs publicitaires afin qu’ils
inventent des slogans, des idées, des concepts pour que les gens
s’attachent à leur existence plutôt que de s’en aller à
tire-larigot.
Qui aurait cru ça
avant les années 2000 ? On serait sûrement mort de rire à l’idée
qu’il faudrait un jour faire de la publicité pour que les gens
apprécient ce qu’il y a de plus élémentaire, de plus naturel et
de plus simple au monde : la vie.
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