La
thanatonautique devenait vraiment un sport de masse. C’était fou,
le nombre de gens qui s’élançaient là-haut pour avoir un
avant-goût de leur dernier voyage. La mort, après tout, c’est
vrai, concerne tout le monde.
Vu les encombrements
dans l’espace, les décédés du jour étaient obligés de se
frayer tant bien que mal leur chemin entre des « touristes » aux
cordons ombilicaux intacts, friands de sensations inédites.
Les Japonais
fournissaient le gros des troupes. Pour eux, la thanatonautique était
une façon de rechercher leurs ancêtres auxquels ils vouent un culte
inébranlable. Pas étonnant alors qu’une société nippone ait été
la première à mettre au point des « objets ectoplasmiques ». Des
méditants zen se chargèrent de les projeter dans le Paradis en se
servant de la puissance de leur pensée1.
De
grandes marques imaginèrent aussitôt de se lancer dans le marketing
ectoplasmique. En
2068, défunts et thanatonautes eurent pour la première fois
l’attention attirée par une affiche apposée sur la route de la
réincarnation. Une publicité pour Coca-Cola : « Avec Coca-Cola,
rafraîchissez votre âme. »
Des sociétés
d’assurances emboîtèrent le pas à la firme d’Atlanta. « Vous
êtes ici ? Vous avez donc commis une imprudence. Ne la répétez
pas. Dès votre prochaine réincarnation, adressez-vous aux
Assurances générales londoniennes. AGL, la sécurité dans toutes
les existences ! »
Les réclames se
limitèrent d’abord à la corolle externe mais, bientôt, on en
installa devant puis derrière le premier mur comatique.
Des agences
spécialisées virent le jour. Elles s’approprièrent sans rien
demander à personne les surfaces et les emplacements que nous avions
dessinés sur nos cartes. Des moines se recyclèrent et, se
concentrant par la prière, projetèrent précisément dans la zone
désirée les messages destinés à être lus sur le Continent
Ultime.
Les tarifs
variaient selon les superficies. Les formats allaient de 1 m sur 2 à
10 m sur 20. Au ciel, il n’y a pas de restrictions, tout dépend de
l’énergie du support médiumnique.
Les clients ne
manquaient pas. En vrac, après Coca-Cola et les AGL, des
tour-operators pour voyages ectoplasmiques (« Avec Airmort,
aller-retour garanti »), des couches-culottes (« À l’aise dans
votre future peau de nouveau-né avec Impermeablex, les
couches-culottes qui relient les exvieillards incontinents aux futurs
bébés incontinents qu’ils redeviendront »), des produits
laitiers (« Grâce aux yaourts Transit, partez sans lourdeurs vers
les paradis naturels »), des literies (« Matelas Somnis, le secret
des méditations réussies »), les fauteuils de décollage de mon
frère Conrad (« Trônes Empereur : des catapultes vers l’au-delà,
tous les morts en restent baba »), des groupes de rock (« la
musique de Dead-Stroy, même les anges en raffolent »), et jusqu’à
des alcools (« Lucillius, l’apéritif si fruité qu’on aimerait
trinquer avec les séraphins »).
Certains médiums
particulièrement doués parvenaient même à rendre clignotants
leurs messages publicitaires. En arrivant dans le trou noir du
Paradis, on avait désormais l’impression de se retrouver aux
abords d’un grand supermarché. Quoi qu’en pense Raoul, le
Continent Ultime était à présent vendu aux marchands du Temple.
L’ONU imposa
toutefois un comité d’éthique international pour mettre un terme
aux abus. Interdite, la publicité pour un médicament réactivateur
de mémoire (« Avec Memorix, vous vous seriez souvenu de toutes vos
sottises ») aux abords de la zone noire des mauvais souvenirs. Pas
de réclames pour des poupées gonflables dans la zone rouge des
fantasmes, ni pour des montres dans le pays de la patience, ni pour
des encyclopédies dans la zone du savoir, pas plus que pour une
galerie d’art dans la beauté absolue. Il ne fallait quand même
pas exagérer !
Aux étals des
libraires, les ouvrages ad hoc s’accumulaient : La Mort et ses
formalités, Paradis, terre de contrastes, Mourir et puis après ?,
Manuel de savoir-vivre à l’usage des rencontres avec les autres
défunts, ses ancêtres et les anges, La Route de la réincarnation :
plan complet et conseils pour ne pas s’égarer, Quelques exemples
de chorégraphie ectoplasmique.
Sur terre, tout
devenait simple et limpide. Le commerce marchait, les gens
s’aimaient, la pauvreté disparaissait.
Plus de religions.
Plus de vieilles haines séculaires entre peuples. Le monde entier
s’était rangé sous la bannière des bonnes actions.
Où étaient passés
les cyniques, les ironiques, les moqueurs ? Même l’humour n’était
plus de mise. L’humour se fonde sur la dérision et les excursions
au continent des morts avaient prouvé que rien n’était dérisoire,
que toute chose, tout comportement, même le plus anodin, avait son
prix, que tout était observé et comptabilisé en haut lieu.
Autre problème :
le fatalisme total qui s’emparait des populations. « À quoi bon
entreprendre quoi que ce soit, se disaient les gens, de toute façon
mes vies antérieures ont déjà défini mon karma, je ne fais que
vivre sur un acquis de plusieurs milliers d’années. Pourquoi
accomplir des efforts inutiles, si ma destinée est déjà écrite
là-haut, au Paradis ? » Du coup, la paresse gagnait l’humanité
en même temps que la gentillesse. Et pourquoi se donner du mal quand
il suffisait d’entrer dans une boutique ou chez des particuliers
pour se servir à loisir ?
Sans motivations
matérielles, qu’est-ce qui pouvait inciter les gens à se lancer
dans des entreprises ou à imaginer de nouveaux projets ?
J’avais toujours
été en proie au doute quant aux révélations sur le Continent
Ultime. Mon malaise s’accentua encore quand, un jour, j’assistai
à une scène étrange. Un enfant traversait la rue quand surgit une
voiture de sport. À la vitesse où il roulait, jamais le conducteur
ne pourrait freiner à temps. Songeant à mon premier accident, je me
précipitai : « Attention ! » Le gosse s’arrêta, me regarda,
considéra le bolide qui s’approchait, et énonça posément :
- Bah ! Si c’est là mon destin, rien ne peut l’arrêter.
Et il resta là, les
bras ballants, à attendre d’être écrasé sans se rendre compte
que mon avertissement faisait également partie de son destin ! Je
bondis donc et le sauvai juste à temps.
- Petit crétin, tu as failli crever bêtement !
Il me toisa avec
suffisance.
- Pas du tout, puisque j’étais voué à être sauvé par toi. Aujourd’hui, en tout cas…
Il repartit en
gambadant comme s’il avait envie de se faire tuer plus loin, rien
que pour me jouer un mauvais tour !
1Aujourd'hui
les hologrammes ont bien évolués
voir :http://www.futura-sciences.com/magazines/high-tech/infos/actu/d/image-3d-bientot-publicites-3d-flottant-air-55740/
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