La vie continua,
même sans Stefania.
Rose et moi
décidâmes de profiter du week-end de la Pentecôte pour emmener
Freddy junior à Washington visiter le fameux Smithsonian Muséum où
étaient conservées toutes les reliques de notre aventure. Le
déplacement valait la peine. Dans cette imposante structure de
béton, nous redécouvrîmes notre premier fauteuil de décollage,
nous lûmes avec émotion la liste des premiers volontaires sacrifiés
sur l’autel de la thanatonautique, nous nous attardâmes devant nos
propres reproductions, personnages de cire mimant les activités
quotidiennes des thanatonautes.
Personnellement, je
me trouvais peu ressemblant avec ce rictus bizarre et cette grosse
seringue à la main. Amandine, façon starlette, était beaucoup plus
réussie, avec son fourreau noir moulant.
Dans un coin,
l’enveloppe charnelle de Rajiv Bintou, le thanatonaute indien qui
s’était attardé dans le monde des plaisirs, était toujours sous
perfusion. Si l’envie lui prenait un jour de revenir, son corps
restait à sa disposition, conservé dans ce congélateur
transparent. À côté, une pancarte précisait en tout cas que son
cordon ombilical était encore intact.
Il y avait aussi
une maquette du blockhaus de Bresson, avec une notice narrant sa
triste aventure. Des marionnettes s’envolaient selon les
différentes figures thanatochorégraphiques composées par le rabbin
Meyer pour les décollages en groupe. Une gigantesque fresque de
trente mètres de long sur dix de large rappelait assez fidèlement
la bataille du Paradis. En appuyant sur un bouton, on déclenchait
même la sonorisation des combats, des « oh », des « prends ça,
crapule », des « sales chiens d’Infidèles », des « attention,
je meurs », ainsi que des bruits de coups et un son de tissu déchiré
censé reproduire le bruit produit par les cordons ombilicaux
lorsqu’ils claquent. En fait, cette mise en scène était stupide,
car les ectoplasmes, même thanatonautes, ne produisent aucun bruit
et, même s’ils en faisaient, ils ne retransmettraient pas dans le
vide intergalactique.
Le Smithsonian
Muséum était immense. Partout alentour, des distributeurs
automatiques judicieusement placés donnaient aux visiteurs une
impression de Paradis tout en leur permettant de se gaver de
pop-corn, de hot-dogs et de rafraîchissements glacés. Les
Américains font toujours bien les choses.
Au centre de la
galerie principale, une sculpture montrait Félix Kerboz serrant la
main à travers les siècles à Christophe Colomb. Inutile de dire
que le grand éphèbe souriant statufié là n’avait rien à voir
avec la brute épaisse que nous avions connue.
J’imaginais assez
bien dans l’avenir son nouveau profil grec sur des pièces de
monnaie associé à notre devise : « Tout droit, toujours tout droit
vers l’inconnu ! »
Moi je préférais
notre ancienne devise : « Tous ensemble contre les imbéciles ! »
Toujours d’actualité.
Amusante,
la récréation de l’interview de l’ectoplasme Donahue. Trois
vieux automates de cire aux grandes barbes blanches étaient juchés
sur un promontoire translucide en Plexiglas éclairé par des néons
(la montagne de lumière du Jugement dernier, sans doute) et, de leur
bouche animée, ils répétaient inlassablement : « Ici seront
pesées toutes les bonnes et les mauvaises actions de ton existence
passée. » Il y avait plus loin un détecteur d’envol
ectoplasmique (invention de Rose, ma femme), une grande antenne
parabolique, un écran avec de fausses taches vertes. À se croire
aux Buttes-Chaumont !
Pour parachever
l’exposition, les responsables du musée avaient conçu une superbe
maquette en relief censée représenter le Paradis. Un cône de
carton-pâte de trente mètres de haut dans sa partie évasée se
prolongeait d’un couloir qui allait en rétrécissant pour finir
sur un diamètre de deux mètres. Il suffisait de s’avancer sur un
tapis roulant pour y pénétrer et glisser lentement au travers des
corridors aux couleurs changeantes. Chaque franchissement d’un mur
comatique était symbolisé par un rideau dont les épaisses franges
de plastique empêchaient de voir ce qu’il y avait derrière.
À chaque Moch de
plastique traversé, on entendait un bruit de succion puis on se
retrouvait dans le territoire noir, rouge, orange, etc. Autour de
nous, s’illuminaient au fur et à mesure des diapositives
illustrant nos récits du continent des morts. Quelque part, une voix
off commentait : « Contemplez ici quelques exemples des démons que
crurent apercevoir les premiers thanatonautes quand ils passèrent
Moch 1. » Des images sataniques ne
rappelaient en rien notre copain le vrai Satan.
En ce qui concerne
la zone des plaisirs, les organisateurs n’avaient pas voulu choquer
les enfants. Quelques personnages se contentaient de baisers sur la
bouche. Pour le territoire de la patience, le tapis roulant
ralentissait si brusquement que d’aucuns croyaient à une panne.
Dans la zone du savoir, la voix off débitait des informations du
genre théorème de Pythagore, a2
+ b2 = c2. Un vrai petit cours de rattrapage à l’usage des
élèves des écoles. En guise de summum de beauté, quelques
papillons rachitiques voisinaient avec des dauphins rieurs.
Les familles
photographiaient à tour de bras et s’esbaudissaient du moindre
commentaire.
- Si tu es bien sage, un jour, toi aussi tu visiteras le Paradis, assurait un papa à son bambin.
Je me gardais bien
de dire des choses pareilles à Freddy junior !
Au bout du tapis
roulant, tout simplement la sortie. Après l’enfermement plusieurs
heures dans le musée, la clarté du jour faisait fonction de
territoire blanc ! Merci. Pas de meilleure récompense pour des
visiteurs un peu las. Dans une vaste salle, se côtoyaient des
cafétérias où il faisait bon s’asseoir et se reposer un peu et
des magasins de souvenirs encore mieux approvisionnés que celui de
ma mère : tee-shirts, faux trônes de décollage, maquettes de
démons, maquettes d’anges, livres d’images angéliques ou
diaboliques, plateaux-repas pour décollages faciles.
Freddy junior se
régala de barbe à papa et réclama plusieurs porte-clefs aux noms
d’anges qui manquaient encore à sa collection. Pour ma part,
j’hésitai devant une cassette vidéo en images de synthèse
promettant de faire connaître « comme en vrai » toutes les
sensations d’un envol thanatonautique.
J’y renonçai.
Finalement, tout ce déballage m’écœurait un peu. Nous abrégeâmes
notre séjour outre-Atlantique.
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