Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 257 – GLISSADE

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samedi 31 janvier 2015

257 – GLISSADE

Freddy junior grandissait et notre intérêt pour la thanatonautique décroissait alors que celui du public ne cessait, au contraire, de s’amplifier.
Je me consacrais de plus en plus au seul univers de mon foyer. Le monde s’ouvrait et je me fermais. À cette époque de mon existence, j’étais convaincu que l’essentiel dans une vie était de se marier, d’avoir des enfants et de construire une cellule familiale suffisamment solide pour que cet état dure le plus longtemps possible. Une vie familiale saine se perpétuerait jusqu’à devenir atavique et on éviterait ainsi l’apparition d’enfants caractériels, tyranniques ou apathiques.
J’étais heureux. J’aimais Rose. L’éveil de Freddy junior me passionnait. Je l’initiai au goût des livres comme j’y avais moi-même été initié par Raoul. Rose lui apprit à observer les étoiles. Jadis, la contemplation des étoiles relativisait les problèmes humains. À cause de nous, cela avait bien changé.
Il me semblait qu’en communiquant à Freddy ma fringale de lecture, je lui offrais la liberté de s’éduquer ensuite par lui-même. Chaque soir, je racontais donc à mon fils ce qui me paraissait comme le plus intéressant pour un enfant de trois ans : des légendes, des contes, des fables, des histoires courtes avec de beaux décors.
Mais, au-delà des murs de notre douillet appartement, avec retard certes, la société ne cessait de recevoir les ondes de choc du mouvement thanatonautique dont nous avions été les pionniers.
Stefania rentra un jour passablement énervée. Un inconnu l’avait abordée dans la rue pour lui offrir une forte somme. Non pas pour la séduire, mais juste comme ça, pour faire une bonne action ! Elle s’était battue pour la refuser.

- J’en ai marre de tous ces doux, de tous ces bons, de tous ces mièvres.


- Tu préférais la violence, peut-être ? demanda Rose. Tu divagues !

Stefania était rouge de colère.

- Non, je ne divague pas. Avant, quand quelqu’un se montrait gentil, c’était parce qu’il le voulait. Il avait le choix entre être gentil ou méchant et il avait librement opté pour la gentillesse. Maintenant, tout le monde est gentil par superstition pure ! Ils ont tous peur d’être recalés là-haut à leur examen. C’est nul.

Un mendiant, vêtu de haillons indiquant clairement sa condition, apparut alors à la porte qu’il n’était plus utile de fermer. Il était entré tranquillement et s’était dirigé tout droit vers notre réfrigérateur. S’y étant emparé d’un sandwich au saumon fumé et d’une petite bière bien fraîche, il s’assit confortablement, histoire de participer à notre conversation.
Stefania fonça sur lui et, avant que j’aie pu réagir, lui arracha promptement sandwich et canette des mains.

- Vous gênez pas, surtout ! Éclata-t-elle.

L’homme contempla, stupéfait, l’Italienne hors d’elle. Depuis que toutes les portes étaient ouvertes, comme tous ses congénères, il s’était habitué à pénétrer dans n’importe quel appartement et à se servir à sa guise.

- Mais… mais… vous êtes folle, bafouilla-t-il.

Espèce de malotru, on ne vous a pas appris à frapper avant de pénétrer chez les gens !
Le clochard s’indigna :

- Vous osez me refuser l’aumône !


- C’est pas qu’on te refuse l’aumône, c’est qu’on supporte pas que tu empuantisses la maison avec ta saleté et tes habits graisseux.

Le pauvre hère nous prit à témoin, Rose et moi.

- Ça va pas dans son ciboulot, à cette bonne femme ! Elle ne se rend pas compte… Si elle me refuse l’aumône, ça lui vaudra une tripotée de mauvais points pour son karma !

Nous regardâmes Stefania avec inquiétude.

- Rien à cirer ! tempêta-t-elle. Fous le camp, vermine !

L’homme la dévisagea, narquois.

- D’accord, je m’en vais. Mais après ça, vous étonnez pas de renaître… (il chercha un instant le pire) de renaître cancéreuse.

Stefania approcha son visage du sien, sans se soucier de son haleine fétide.

- Tu peux me répéter ça ?

Il sourit, goguenard, et réaffirma avec force :

- Vous renaîtrez cancéreuse.

Je ne vis pas partir la main de l’Italienne mais, sur la table, des verres vibrèrent quand retentit la bonne paire de gifles.
L’homme était plus étonné que fâché. Cette femme avait osé se livrer à un acte de violence sur un mendiant. Il frotta ses joues endolories.

- Vous m’avez frappé ! fit-il, les yeux écarquillés.


- Ouais. Et c’est pas la peine de me lancer encore je ne sais quelle malédiction. Le cancer ? Très bien. Autant alors que je m’amuse un peu dans cette vie-ci, en attendant. Et toi, tu as tout intérêt à déguerpir au plus vite avant que je t’envoie mon pied où je pense.


- Elle m’a frappé, elle m’a frappé, chantonna-t-il presque.

Il réalisait soudain que cette paire de gifles venait quasiment de l’élever au rang de martyr. Etre victime d’une mégère violente et agressive, cela devait sûrement vous valoir pas mal de points de bonus.
Il franchit la porte, radieux.
Stefania se tourna vers nous.
Elle se passa une main sur le front.

- Ma parole, on devient tous cinglés ! Dit-elle.

Nous ne savions quoi répondre. De fait, à cet instant-là, Rose et moi tremblions pour notre amie. Renaîtrait-elle vraiment cancéreuse ?

- Tu n’aurais pas dû prendre le risque de le frapper. On ne sait jamais… Commençai-je.

Elle m’interrompit sans ménagement.

- Mais enfin, vous ne comprenez pas que notre monde n’est plus peuplé que de larves et de lavettes ! Plus d’émotions, plus de peurs, plus de conflits ! Il n’y a plus ici-bas que des êtres mous et superstitieux. Ils ne sont pas bons. Ils sont égoïstes. Ils ne se soucient que de leur karma. Ils ne cherchent à faire le bien que pour s’assurer un bon statut dans leur prochaine vie. Qu’est-ce qu’on s’ennuie !

Je réalisai soudain que moi aussi, au fond, j’avais toujours été gentil par égoïsme. Par fainéantise aussi, et pour ne pas me compliquer la vie. Être méchant oblige à s’occuper des autres, à se soucier de leurs défenses, à imaginer des vacheries. Mais être gentil, ça permet de ne toucher ni d’être touché par personne. La gentillesse est juste un confort pour être tranquille.
Stefania arpentait notre salon comme une lionne en cage.

- J’en ai marre de vous. J’en ai marre des bons sentiments. J’en ai marre de cette société depuis que nous lui avons révélé ce qui aurait dû lui rester caché. Salut, les thanatonautes ! Je m’en vais. Et elle s’en alla sans autre forme de procès. Elle prit ses affaires et quitta notre immeuble des Buttes-Chaumont sans un au revoir à Raoul, qui, même saoul, était pourtant toujours son mari.


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