Freddy junior
grandissait et notre intérêt pour la thanatonautique décroissait
alors que celui du public ne cessait, au contraire, de s’amplifier.
Je me consacrais
de plus en plus au seul univers de mon foyer. Le monde s’ouvrait et
je me fermais. À cette époque de mon existence, j’étais
convaincu que l’essentiel dans une vie était de se marier, d’avoir
des enfants et de construire une cellule familiale suffisamment
solide pour que cet état dure le plus longtemps possible. Une vie
familiale saine se perpétuerait jusqu’à devenir atavique et on
éviterait ainsi l’apparition d’enfants caractériels,
tyranniques ou apathiques.
J’étais heureux.
J’aimais Rose. L’éveil de Freddy junior me passionnait. Je
l’initiai au goût des livres comme j’y avais moi-même été
initié par Raoul. Rose lui apprit à observer les étoiles. Jadis,
la contemplation des étoiles relativisait les problèmes humains. À
cause de nous, cela avait bien changé.
Il me semblait
qu’en communiquant à Freddy ma fringale de lecture, je lui offrais
la liberté de s’éduquer ensuite par lui-même. Chaque soir, je
racontais donc à mon fils ce qui me paraissait comme le plus
intéressant pour un enfant de trois ans : des légendes, des contes,
des fables, des histoires courtes avec de beaux décors.
Mais, au-delà des
murs de notre douillet appartement, avec retard certes, la société
ne cessait de recevoir les ondes de choc du mouvement thanatonautique
dont nous avions été les pionniers.
Stefania rentra un
jour passablement énervée. Un inconnu l’avait abordée dans la
rue pour lui offrir une forte somme. Non pas pour la séduire, mais
juste comme ça, pour faire une bonne action ! Elle s’était battue
pour la refuser.
- J’en ai marre de tous ces doux, de tous ces bons, de tous ces mièvres.
- Tu préférais la violence, peut-être ? demanda Rose. Tu divagues !
Stefania était
rouge de colère.
- Non, je ne divague pas. Avant, quand quelqu’un se montrait gentil, c’était parce qu’il le voulait. Il avait le choix entre être gentil ou méchant et il avait librement opté pour la gentillesse. Maintenant, tout le monde est gentil par superstition pure ! Ils ont tous peur d’être recalés là-haut à leur examen. C’est nul.
Un mendiant, vêtu
de haillons indiquant clairement sa condition, apparut alors à la
porte qu’il n’était plus utile de fermer. Il était entré
tranquillement et s’était dirigé tout droit vers notre
réfrigérateur. S’y étant emparé d’un sandwich au saumon fumé
et d’une petite bière bien fraîche, il s’assit confortablement,
histoire de participer à notre conversation.
Stefania fonça sur
lui et, avant que j’aie pu réagir, lui arracha promptement
sandwich et canette des mains.
- Vous gênez pas, surtout ! Éclata-t-elle.
L’homme contempla,
stupéfait, l’Italienne hors d’elle. Depuis que toutes les portes
étaient ouvertes, comme tous ses congénères, il s’était habitué
à pénétrer dans n’importe quel appartement et à se servir à sa
guise.
- Mais… mais… vous êtes folle, bafouilla-t-il.
Espèce de malotru,
on ne vous a pas appris à frapper avant de pénétrer chez les gens
!
Le clochard
s’indigna :
- Vous osez me refuser l’aumône !
- C’est pas qu’on te refuse l’aumône, c’est qu’on supporte pas que tu empuantisses la maison avec ta saleté et tes habits graisseux.
Le pauvre hère nous
prit à témoin, Rose et moi.
- Ça va pas dans son ciboulot, à cette bonne femme ! Elle ne se rend pas compte… Si elle me refuse l’aumône, ça lui vaudra une tripotée de mauvais points pour son karma !
Nous regardâmes
Stefania avec inquiétude.
- Rien à cirer ! tempêta-t-elle. Fous le camp, vermine !
L’homme la
dévisagea, narquois.
- D’accord, je m’en vais. Mais après ça, vous étonnez pas de renaître… (il chercha un instant le pire) de renaître cancéreuse.
Stefania approcha
son visage du sien, sans se soucier de son haleine fétide.
- Tu peux me répéter ça ?
Il sourit,
goguenard, et réaffirma avec force :
- Vous renaîtrez cancéreuse.
Je ne vis pas partir
la main de l’Italienne mais, sur la table, des verres vibrèrent
quand retentit la bonne paire de gifles.
L’homme était
plus étonné que fâché. Cette femme avait osé se livrer à un
acte de violence sur un mendiant. Il frotta ses joues endolories.
- Vous m’avez frappé ! fit-il, les yeux écarquillés.
- Ouais. Et c’est pas la peine de me lancer encore je ne sais quelle malédiction. Le cancer ? Très bien. Autant alors que je m’amuse un peu dans cette vie-ci, en attendant. Et toi, tu as tout intérêt à déguerpir au plus vite avant que je t’envoie mon pied où je pense.
- Elle m’a frappé, elle m’a frappé, chantonna-t-il presque.
Il réalisait
soudain que cette paire de gifles venait quasiment de l’élever au
rang de martyr. Etre victime d’une mégère violente et agressive,
cela devait sûrement vous valoir pas mal de points de bonus.
Il franchit la
porte, radieux.
Stefania se tourna
vers nous.
Elle se passa une
main sur le front.
- Ma parole, on devient tous cinglés ! Dit-elle.
Nous ne savions quoi
répondre. De fait, à cet instant-là, Rose et moi tremblions pour
notre amie. Renaîtrait-elle vraiment cancéreuse ?
- Tu n’aurais pas dû prendre le risque de le frapper. On ne sait jamais… Commençai-je.
Elle m’interrompit
sans ménagement.
- Mais enfin, vous ne comprenez pas que notre monde n’est plus peuplé que de larves et de lavettes ! Plus d’émotions, plus de peurs, plus de conflits ! Il n’y a plus ici-bas que des êtres mous et superstitieux. Ils ne sont pas bons. Ils sont égoïstes. Ils ne se soucient que de leur karma. Ils ne cherchent à faire le bien que pour s’assurer un bon statut dans leur prochaine vie. Qu’est-ce qu’on s’ennuie !
Je réalisai soudain
que moi aussi, au fond, j’avais toujours été gentil par égoïsme.
Par fainéantise aussi, et pour ne pas me compliquer la vie. Être
méchant oblige à s’occuper des autres, à se soucier de leurs
défenses, à imaginer des vacheries. Mais être gentil, ça permet
de ne toucher ni d’être touché par personne. La gentillesse est
juste un confort pour être tranquille.
Stefania arpentait
notre salon comme une lionne en cage.
- J’en ai marre de vous. J’en ai marre des bons sentiments. J’en ai marre de cette société depuis que nous lui avons révélé ce qui aurait dû lui rester caché. Salut, les thanatonautes ! Je m’en vais. Et elle s’en alla sans autre forme de procès. Elle prit ses affaires et quitta notre immeuble des Buttes-Chaumont sans un au revoir à Raoul, qui, même saoul, était pourtant toujours son mari.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire