Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 255 – LE PASSÉ ÉLUCIDÉ

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samedi 31 janvier 2015

255 – LE PASSÉ ÉLUCIDÉ

Après la réélection de Lucinder, la thanatonautique expérimentale devint la thanatonautique de masse. Les gens partaient de plus en plus souvent jusqu’au fond du Paradis.
Et cela n’était pas sans conséquence.
N’importe qui pouvait prétendre s’être entretenu avec un ange et rapporter de là-haut son petit scoop en forme de coup de tonnerre. On annonça ainsi au journal télévisé qu’on avait retrouvé la trace d’Adolf Hitler. Il aurait été réincarné en bonzaï.

 
- En bonzaï ! s’étonna Rose. Je croyais que les ectoplasmes humains ne pouvaient plus revenir à une forme végétale.


- D’après ce que m’a expliqué saint Pierre, il semblerait qu’en certains cas ce soit possible, dit Amandine. On se réincarne généralement de façon à s’améliorer mais si, lors d’une existence humaine, on s’avère aussi bête qu’un animal, on recommence tout au niveau animal. Et si, humain, on a été encore plus bestial que le plus sauvage animal, on retourne au végétal et peut-être même aussi loin qu’au minéral.

J’étais sidéré. Hitler en bonzaï de salon !
On retrouva le bonzaï à l’adresse indiquée par quelque ange indiscret. L’avatar du Führer appartenait à un gosse d’une famille aisée. Le gamin n’arrivait pas à comprendre en quoi la vie d’un bonzaï était une punition. Lui soignait très bien le sien et y tenait beaucoup.
Je considérai la chose et l’évidence me sauta aux yeux. La vie d’un bonzaï est un supplice permanent. On met une plante dans un pot trop petit pour elle et on en coupe ensuite systématiquement toutes les excroissances. C’est la torture d’un végétal élevée au niveau d’un art. Sans eau, les membres sans cesse recoupés, sans place, sans air, sans nourriture, le bonzaï n’est que souffrance.
Contraint à ne pas croître, l’arbuste reste à jamais nain, alors que tout ce qui vit sur cette terre dispose du plus élémentaire des droits qu’est celui de grandir.
Certes, sous prétexte qu’ils les jugeaient plus jolis ainsi, les Chinois ont longtemps estimé justifié d’enfermer les pieds de leurs filles dans d’étroites bandelettes pour les empêcher de grandir. Mais dans le cas du bonzaï, c’était pire ! Il ne s’agissait pas uniquement des pieds. On lui coupait ses branches, membres supérieurs, et ses racines, membres inférieurs. Tous les jours.
Le plus subtil châtiment pour un abominable criminel de guerre, c’était bien de le réincarner en bonzaï japonais. J’eus des frissons en me souvenant comme moi-même j’avais été malheureux lorsque mes parents me forçaient à enfiler les vêtements trop étroits de mon frère Conrad, juste pour faire des économies.
La bonne idée, chapeau, les archanges-juges ! Il y eut cependant des hommes pour se croire plus malins qu’eux et plus fins justiciers ! À grands coups de pétitions, on réclama la condamnation à mort du bonzaï. Pour finir, on déterra la chose jusqu’à ce que mort libératrice s’ensuive, mettant ainsi un terme (à mon plus vif regret, d’ailleurs) à son éternel supplice.
S’ensuivit une pluie de « révélations » plus ou moins vérifiables. Pour ma part, je ne parvenais pas à croire les anges si bavards avec autant de gens, et je les examinais à chaque fois avec la plus grande circonspection. À en croire certains touristes de l’au-delà, Ravaillac était innocent du meurtre d’Henri IV. Le Masque de Fer était la sœur cachée de Louis XIV. Raoul Wallenberg, le diplomate suédois si courageux dans le sauvetage des juifs hongrois sous l’occupation nazie, avait bien été tué par le KGB, tout comme les résistants martyrs de l’Affiche rouge avaient été dénoncés par leurs « amis » du Parti communiste français. John Lennon avait lui-même contacté son assassin afin de se faire suicider. Le chevalier d’Éon était un hermaphrodite. Nicolas Flamel avait réalisé sa fortune en cambriolant et en assassinant des bourgeois, il avait ensuite expliqué son enrichissement soudain par la prétendue découverte du secret de la transmutation des métaux. Jack l’Éventreur était bien William Gull, médecin de la famille royale.
On constata que, somme toute, les tyrans sanguinaires avaient reçu un châtiment adéquat. Staline était réincarné en souris de laboratoire, Mussolini était un chien de cirque, Mao était canard à laquer, quant aux généraux fascistes sud-américains ils étaient pour la plupart réincarnés en oies qu’on gave pour faire du foie gras de Noël.
Mais, en dehors de ces « méchants », d’autres personnes profitèrent de révélations célestes douteuses pour se faire mousser.
Vrai ou faux, des petits malins étalèrent leurs vies antérieures pour obtenir quelques avantages dans cette existence-ci. Un épicier asiatique parisien assura être la réincarnation de Modigliani et entama un procès aux héritiers de ses anciens marchands de tableaux afin qu’ils lui reversent leurs considérables plus-values. Une charmante professeur d’aérobic télévisé jura être la réincarnation de Botticelli. Elle put s’installer à son compte grâce à une vente aux enchères de plusieurs de ses toiles, récupérées dans des musées.
On ne comptait plus les litiges et les exigences de réparations en tout genre ! C’était toute l’histoire humaine, à en croire certains, qui demandait à être révisée, éclairée, expliquée, démystifiée.

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