Publiée par le
modeste Petit Thanatonaute illustré, l’interview de Charles
Donahue bénéficia cependant d’un retentissement mondial. Elle fut
traduite dans toutes les langues et commentée par les plus éminents
psychologues, philosophes, prêtres, psychanalystes et politiciens.
Notre ami le
Président se montra évidemment le plus loquace.
Il
mobilisa toutes les chaînes de télévision pour un discours
annonçant l’entrée dans une ère messianique. Il affirma que la
thanatonautique ouvrirait toutes les portes jusqu’ici fermées. Il
y aurait dorénavant un avant et un après la découverte du
Continent Ultime. À l’écouter, on devinait qu’en fait il aurait
souhaité que cette nouvelle ère soit qualifiée de lucindérienne.
Plus de calendrier chrétien avec datation d’avant ou d’après
Jésus-Christ. Nous étions en l’an 68 après la naissance de Jean
Lucinder.
Si Lucinder ne
suscita pas l’adhésion de tous sur sa personne, chacun n’en
comprit pas moins que quelque chose d’essentiel venait de se
produire. Une grande porte s’était ouverte, laissant la tempête
balayer une pièce longtemps close.
Quel bouleversement
que d’apprendre que la mort était un pays, que ce pays était
peuplé d’anges, que des archanges nous y jugeaient sur nos vies
passées… L’Entretien avec un mortel nous avait de surcroît
enseigné que nous vivions dans un monde moral.
Il y avait de bonnes
et de mauvaises façons de se comporter ici-bas. Les humains
n’étaient plus sur terre que des écoliers chargés de bien
apprendre leurs leçons, à savoir l’empathie, la générosité,
l’élévation de la conscience.
C’était si
simple, si puéril, si moral. Seuls les livres de catéchisme en tout
genre y avaient pensé et, au fil des siècles, le plus grand nombre
avait cessé d’y croire. Combien de clercs de toutes confessions
avaient pourtant seriné depuis toujours que l’avenir appartenait
aux gens gentils !
Il était déjà
trop tard pour intervenir quand je perçus les risques d’une telle
divulgation. Désormais, tout le monde savait. Il importait de laver
son karma de tous ses miasmes, d’éviter d’entacher son existence
de la moindre vilenie. Vivre, souffrir, mourir : plus rien n’avait
d’importance, tout n’était qu’épisode jusqu’à l’apogée
de l’esprit pur.
Nous méditâmes
là-dessus dans notre penthouse. À travers les verrières, éclairées
par de petites flammes de bougies, nous apercevions la lueur des
étoiles.
Amandine la star
avait adopté des allures de prêtresse. Elle ne se vêtait plus que
de longues robes noires chinoises au col relevé et à la jupe
longuement fendue. Elle avait enlevé toutes les lampes pour les
remplacer par des candélabres. Nous baignions dans une lumière
orange. Le premier, je rompis le silence :
- L’heure est critique. Nous sommes dépassés par les événements. Nous ne contrôlons plus rien. La thanatonautique nous échappe.
- Il fallait s’y attendre, elle touchait à trop de points essentiels, déclama Amandine d’une voix de tragédienne. En découvrant la mort, nous avons donné un sens à la vie.
Toujours soupe au
lait, Stefania s’emporta :
- Pour Christophe Colomb, c’a été pareil. Il a peut-être découvert l’Amérique mais il a raté son retour. Il s’imaginait impressionner les gens avec ses perroquets et son chocolat. On s’est moqué de lui. On mériterait bien qu’on se fiche de nous !
Toujours Colomb…
- Ce pauvre Colomb est mort dans la misère et l’oubli, remarqua Rose. Nous, nous n’en sommes quand même pas là.
- Mais le pire, c’est que sa découverte lui a complètement échappé, s’énerva encore l’Italienne. La preuve c’est que, si l’Amérique s’appelle comme ça, c’est à cause d’Amerigo Vespucci, le seul découvreur officiellement reconnu alors par la cour d’Espagne. Nous aussi, on nous dépossède de notre travail !
Manifestant mon
accord, je tapai du poing sur la table basse, manquant renverser les
cocktails d’Amandine. C’était drôle mais, depuis l’abandon de
Raoul, je me sentais obligé de donner des coups de gueule à sa
place. Comme si, dans tout groupe, il fallait nécessairement un
personnage irascible et sanguin !
- Nous devons conserver la maîtrise de la thanatonautique, tempêtai-je. Nous en avons été les pionniers, son contrôle nous revient de droit.
- Mon pauvre chéri, depuis la publication d’Entretien avec un mortel, nous sommes dépassés, soupira Rose.
- Vous avez entendu ce qu’ils disent aux actualités ? s’excita Stefania. Le nombre de crimes et délits a brusquement chuté. Il n’y a plus que les fous qui tuent !
- Qu’allons-nous faire ? interrogea Amandine, pratique.
- Rien, dit Rose. Nous serons confrontés à une vague de gentillesse généralisée. Le monde n’a encore jamais connu ça. On verra bien ce que ça donnera.
En silence, navrés,
nous sirotâmes nos boissons trop sucrées et pas assez alcoolisées.
Berk.
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