À peine regagnés
notre chambre, Rose et moi nous fîmes l’amour. C’était elle qui
s’était élancée vers moi. Elle me chuchota qu’elle voulait
très vite un enfant de moi. Cela tombait bien. Moi aussi je voulais
un enfant d’elle depuis longtemps.
Jusque-là,
nous n’avions eu que des animaux et des plantes. Nous y étions
allés progressivement. D’abord une plante verte (monotone),
puis un oranger (qui produisait des fruits immangeables), puis un
poisson rouge (Léviathan,
qu’on avait retrouvé un jour, sans raison, le ventre en l’air),
puis Zouzou la tortue marine (sans cesse occupée à se goinfrer de
petits asticots), puis le cochon d’Inde (baptisé Bouye-bouye parce
qu’il couinait tout le temps « bouy, bouy, bouy » pour nous
signaler qu’il avait faim), puis un chat qui avait mangé le cochon
d’Inde, puis un chien (qui avait vengé le cochon d’Inde en
tourmentant sans cesse le chat).
Un enfant serait
maintenant le bienvenu. Ne serait-ce que pour venger à son tour le
chat en tirant les oreilles du chien, sa queue, ses pattes, ses
paupières et sa truffe. Les enfants sont naturellement doués pour
rétablir les égalités.
Toujours
scientifique, Rose consulta un calendrier.
- Les dates pourraient coller, décréta-t-elle.
- Avec un peu de chance, on pourrait même accoucher de la réincarnation de Freddy, remarquai-je.
Freddy avait dit
qu’il foncerait dans le pays orange afin de tenter de se réincarner
dans un an. Hum, trois mois s’étaient déjà écoulés… Mais
avec un peu de chance, on y arriverait peut-être quand même.
En tout cas,
l’idée ravit Rose. Ce serait fantastique de devenir les parents de
la réincarnation de Freddy.
Encore une fois nous
étions des pionniers. Qui avait déjà pensé à faire un enfant
pour réceptacle d’une âme préalablement choisie ? C’était un
peu comme si on fabriquait un vase pour y mettre des fleurs déjà en
stock.
- Au travail, dis-je avec entrain.
Notre étreinte fut
joyeuse, pourtant je surpris comme une expression triste sur le
visage de Rose quand elle reposa la tête sur le traversin.
Je lui demandai ce
qui n’allait pas tout à coup. Elle soupira et me fit jurer de
toujours me boucher les oreilles quand Raoul chercherait à m’assener
la seconde vérité.
- Ça lui passera, dis-je. Raoul est amer parce qu’il a été malheureux d’apprendre que sa mère a tué son père, je le comprends.
- Mais toi, tu n’y es pour rien, protesta-t-elle. Je ne vois pas pourquoi, par quel plaisir malsain, il veut maintenant à tout prix te révéler les vilaines confidences de Satan. En tout cas, tu l’as bien sonné. J’ignorais que mon mari possédait un tel talent de boxeur ! fit-elle en se serrant de nouveau contre moi.
Je fis la moue.
- C’est la première fois que je frappe quelqu’un avec une telle volonté de lui faire mal… Et là, j’ai perdu mon meilleur ami.
- Non, déclara-t-elle avec assurance. Raoul n’a rien contre toi. Ainsi que le serinait mon oncle Guillaume : « Quand quelqu’un est en colère contre vous, il n’est pas vraiment en colère contre vous, il est seulement en colère contre lui-même. »
Nous refîmes
l’amour. Je chassai le « au fait, qu’est-ce que je fais…»
toujours parasite, pour le remplacer très vite par des pensées,
puis des sensations bien plus agréables.
Ensuite, Rose,
ravissante dans sa chemise de nuit, se pencha au balcon pour
contempler la nuit étoilée. La lune était immense. Alentour, les
étoiles faisaient leurs intéressantes.
- Je me demande parfois si nous ne jouons pas aux apprentis sorciers, maugréa-t-elle. Regarde comme la découverte de la dernière zone du Paradis nous a jetés les uns contre les autres.
- Tu ne vas quand même pas soutenir les obscurantistes qui veulent qu’on interdise nos explorations ?
- Non, bien sûr. Simplement placer des garde-fous pour éviter de vilaines éclaboussures. L’histoire de Raoul est peut-être un avertissement. Tu t’imagines, si n’importe qui se rend là-bas et tombe sur un ange qui lui apprend des vérités inopportunes !
- Il suffit de conserver son calme. Raoul m’a appris que j’étais orphelin, et alors ? Cela n’a modifié en rien mon comportement. Au contraire, je suis à présent davantage reconnaissant à mes parents adoptifs de m’avoir accueilli et élevé.
Je fus tenté de lui
demander la seconde vérité pour voir si j’étais capable de
l’encaisser. Elle refusa. Elle me fit promettre de ne jamais
demander à l’entendre. Je lus dans son regard qu’elle était
convaincue que celle-là provoquerait bien davantage de dégâts que
la première.
Pourtant, je ne
voyais pas ce qui pouvait être plus terrible que d’apprendre que
des parents qu’on avait toujours crus siens n’étaient pas nos
vrais parents.
Nous nous endormîmes
dans les bras l’un de l’autre.
Au matin, Raoul
n’était plus là. Il avait disparu, nul ne savait où.
Je restais seul au
thanatodrome avec « mes » trois femmes : Rose, Amandine et
Stefania. Mon épouse avait fixé à l’un des murs du penthouse un
immense poster représentant la galaxie avec, en son centre, le puits
sans fin du Paradis. J’observais souvent cette image, aboutissement
de tous nos efforts. Tout partait de là et tout revenait là-bas.
Toutes les énergies, toutes les lumières, toutes les idées, toutes
les âmes. C’était une poubelle et une matrice. Le sens de nos
existences.
Le Paradis.
Freddy était
là-bas… Et pas seulement Freddy, tous nos premiers thanatonautes :
Marcellin, Hugues, Félix, Rajiv… des détenus de Fleury-Mérogis
en pagaille…
Parfois, le soir, je
m’installais devant le récepteur de la grande antenne que nous
avions installée au sommet du thanatodrome et je regardais sur
l’écran de contrôle les morts s’envoler comme autant de nuées
de pigeons. Bon voyage, chers contemporains.
Un point vert
symbolisait chaque trépassé. Certains s’élançaient plus vite
que d’autres. Leur besoin de quitter ce monde était sans doute
plus fort. Très rarement, j’observais une âme revenant sur la
terre. Etait-ce un rescapé de la médecine, un thanatonaute isolé,
un amoureux qui ne voulait pas quitter sa belle, un assassiné qui
voulait se venger sous forme de fantôme, un moine en méditation ou
encore un ange rendant discrètement visite à l’humain qui
l’invoquait ?
En ce qui
concernait Raoul, nous pensions qu’il errait quelque part sur cette
terre bien matérielle, en quête de sa mère en chair véritable. En
fait, il n’était pas loin. Impuissant à la découvrir, navré de
lutter contre nous, il traînait de bar en bar et prétendait que
l’absorption d’alcool lui permettrait le cas échéant
d’améliorer sa technique d’envol.
Un jour, dégrisé,
il constata qu’il venait d’entamer avec lui-même un grand débat
sur la justice. Il retourna au thanatodrome, sonna à ma porte,
s’excusa de m’avoir fait du mal et promit solennellement de ne
plus jamais tenter de me révéler la seconde vérité que, par
chance, je n’avais pas entendue.
Je le remerciai
sans trop de conviction. Savoir qu’il existait une information qui
pouvait bouleverser mon existence du tout au tout et demeurer
volontairement dans son ignorance, cela ne me plaisait pas tant que
ça.
Le soir, ma mère
et mon frère adoptifs me rendirent visite. Ce n’étaient peut-être
que des étrangers, cependant je mesurais l’importance qu’ils
avaient prise dans ma vie. Mes parents m’avaient toujours traité
comme l’un des leurs, sans laisser transparaître le moindre
indice. Ils m’avaient choyé. Ils avaient gardé le secret. Ils
m’avaient engueulé et donné envie de me révolter contre eux
comme si j’étais leur vrai enfant. J’avais pu me débarrasser de
mon complexe
d’Œdipe avec mon faux père nul, j’avais pu tomber
inconsciemment amoureux de mon exécrable mère, j’avais pu entrer
en rivalité avec mon lamentable frère. Pour tout ça, mille mercis.
La vraie justice,
c’est peut-être ça : être capable de dire merci à ceux qui vous
ont fait du bien et de ne pas lécher la main de ceux qui vous ont
nui. Ça a l’air simple comme ça, mais souvent on se retrouve
bêtement à faire le contraire et on ne sait même plus pourquoi.
Je les embrassai
comme jamais encore je ne les avais embrassés, en me disant que,
quelles que soient les circonstances, je n’accepterais jamais de
m’entretenir là-haut avec mes vrais parents, qui m’avaient
abandonné comme un tas de chiffons. Je ne voulais pas connaître les
raisons (sûrement très bonnes) qui les avaient poussés, je ne
voulais même pas voir leurs visages. S’ils m’avaient abandonné,
je les abandonnais. Quant à ceux qui m’avaient adopté, je les
adoptais.
Je n’avais qu’un
seul vrai foyer : ma pesante mère et ce crétin de Conrad. La vérité
de Raoul m’avait permis de comprendre une vérité encore bien plus
précieuse.
On ne choisit pas
forcément ses amis, mais… on peut quand même choisir sa famille !
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