Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 219 – PREMIERS SOUCIS

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samedi 31 janvier 2015

219 – PREMIERS SOUCIS

Dès notre retour, Raoul bondit de son fauteuil. Il était surexcité. Son regard sombre lançait des éclairs et ses mains voletaient autour de son corps comme deux araignées malignes.

- Qu’y a-t-il ? Tu as vu ton père ?


- Non, mais un ange m’a raconté son histoire.


- Saint Pierre-Hermès ?


- Non, il a refusé, mais Satan, lui, a accédé volontiers à ma prière.

Le désir de savoir de Raoul était depuis toujours si intense qu’il devait évidemment produire une forte vibration. Mais la vérité était-elle si affreuse que seul un ange noir puisse la lui révéler ? Je frémis avant même que mon ami n’ait entamé son récit.
Vers la fin, avait dit Satan, M. et Mme Razorbak ne s’entendaient plus du tout. Francis délaissait complètement sa femme et se consacrait tout entier à la rédaction de sa thèse, La Mort cette inconnue. Plus il avançait dans ses recherches, plus elle s’éloignait. Elle en vint même à prendre un amant, un certain Philippe.
L’inévitable se produisit. Le père de Raoul surprit un jour les tourtereaux en pleins ébats. Colère. Dispute. Menace de divorce. Mme Razorbak le prit de haut et assura qu’elle se battrait jusqu’au bout. Si séparation il y avait, elle ne se ferait pas à ses dépens, mais à son avantage, avec une forte pension alimentaire et la garde de Raoul.
Le soir même, Francis Razorbak se pendait à sa chasse d’eau. Pour son fils, ce n’était plus un suicide mais un assassinat. Par son comportement adultère, sa mère avait poussé son père, si sensible, à la pire extrémité. Ainsi, elle percevrait tranquillement l’héritage et profiterait à sa guise de son amant.
Nul n’avait percé la supercherie. Il était logique qu’un professeur de philosophie passionné par la mort en arrive à se la donner pour mieux découvrir l’autre côté du miroir. Même Raoul l’avait cru ! Sans l’aide de Satan, jamais il n’aurait connu la vérité.
La vérité est la pire de toutes les armes et l’ange ténébreux n’avait pas lésiné sur les détails et les mobiles. En fait, c’était comme si, pour la première fois, une enquête policière avait été résolue au Paradis. Que de possibilités offrait la découverte du Continent Ultime !
Dans le penthouse, devant les cocktails d’Amandine, nous tentâmes d’apaiser notre ami. Mais toutes nos objurgations semblaient produire sur lui un effet contraire. Plus nous lui répétions que toute cette affaire appartenait au passé, plus nous le priions de faire la part des choses, de laisser les morts en paix et les vivants vivre leur vie, plus Raoul s’enfonçait dans sa fureur.

- Elle l’a tué, elle a tué mon père ! criait-il, la tête entre ses mains en forme de serres.


- Non, il s’est suicidé. Tu ne peux pas savoir ce qu’il avait dans la tête quand il l’a passée dans la chaînette.

- Moi pas, mais Satan oui. Mon père aimait sa femme et elle l’a trahi, c’est tout.

- Satan ne fait que pousser les ignorants dans leur ignorance, insistai-je.

Mais Raoul n’était plus capable de raisonner la tête froide. C’est comme si tout, autour de lui, était déformé par cette idée obsessionnelle.
Au comble de la rage, il se leva, renversant chaise et verre, et partit dévaler en trombe les étages du thanatodrome.
Devinant ce qu’il comptait faire, je cherchai en hâte le numéro de téléphone de sa mère pour la mettre en garde. Je lui dis que son fils, désormais convaincu qu’elle avait provoqué la mort de son père, accourait pour le venger. Elle me jura qu’il se trompait, qu’elle se justifierait aisément mais s’empressa de raccrocher.
Quelques affaires rapidement jetées dans un sac et déjà elle n’était plus là quand un Raoul défiguré par la haine défonça sa porte.
Il rentra, l’air mauvais. Faute de trouver sa mère, il avait foncé chez le fameux Philippe, l’amant de l’époque. Il s’était rué sur lui mais c’était l’autre, plus costaud, qui l’avait envoyé au tapis. Tout cela était d’un ridicule ! Le fier thanatonaute était redevenu un gosse en colère, tapant du pied et désireux de tout casser !
Comme il est facile de se laisser submerger par la haine !
Pour la première fois, je compris qu’il vaut mieux, souvent, ne pas connaître la vérité. Mieux valait la poursuivre que la rattraper, et c’était pourquoi saint Pierre-Hermès s’était tu. Freddy ne disait-il pas que « le sage cherche la vérité tandis que l’imbécile l’a déjà trouvée » ?

- Ma mère est la pire des garces, fulminait Raoul de retour parmi nous.


- Qui es-tu pour oser la juger ? s’emporta Stefania tout en passant un linge mouillé sur ses ecchymoses. Après tout, ton père aussi avait ses torts. Il la délaissait et ne s’intéressait qu’à ses bouquins. Tu m’as toi-même avoué qu’il ne s’est pratiquement jamais occupé de toi non plus. Elle, elle t’a élevé !

Mais Raoul était dans un tel état qu’il était impossible de le raisonner.

- Mon père était un savant philosophe, répétait-il. Il s’était voué à la science. Il a ouvert la voie aux recherches sur la mort. Et ma mère l’a tué !

Rose posa sa main fraîche sur son front brûlant.

- Rien n’est simple, murmura-t-elle de sa voix musicale. En fait, tu devrais remercier ta mère. En « suicidant » ton père, elle a créé en toi une soif de connaître, un appétit qui avait besoin d’être comblé. Grace à elle, tu as mené à bien tes études de biologie, tu t’es spécialisé dans l’hibernation des marmottes, tu es devenu un pionnier de la thanatonautique et tu as fini par découvrir le Continent Ultime.


- Et la vérité, aussi, marmonna Raoul.


- Si ça peut te consoler, rappelle-toi que, là-haut, elle sera forcément jugée un jour. Comme les autres, son âme sera pesée. Les anges disposent de tous les éléments de l’affaire, y compris du témoignage de ton père. Justice sera faite. Ce n’est que de l’orgueil humain que de s’imaginer qu’on peut rendre justice ici-bas. La justice est une illusion.


- Oui, renchéris-je. Fais confiance aux anges et au destin. Là-haut, ils la puniront comme elle le mérite.


- Peut-être la feront-ils renaître en crapaud ? suggéra Amandine pour le consoler.

Il but d’un trait la rasade de cognac qu’elle lui servit et en réclama une autre.

- Il y a sûrement des crapauds heureux, grogna-t-il. Je voudrais qu’elle soit réincarnée en cafard pour bien l’écraser d’un coup de talon.

Moi aussi je réclamai un verre d’alcool.

- Tu sais, Raoul, je crois que tu devrais faire une bonne psychanalyse, soupirai-je, parce qu’en fait tu n’étais pas prêt à entendre les révélations de Satan.


- N’oublions pas que Satan est quand même un ange du mal, remarqua Amandine.

J’empoignai Raoul par l’épaule.

- Souviens-toi, nous avons lutté ensemble contre les adorateurs de Satan et te voilà maintenant en train de te faire soutenir par lui pour résoudre tes petits problèmes personnels ! Tu n’es qu’un Faust d’opérette.

J’en eus soudain assez de le voir ainsi se vautrer dans sa rage, j’aurais voulu secouer comme un prunier cette triste épave avinée.

- Écoute-moi bien ! m’exclamai-je. Nous allons encore avoir besoin de toi au thanatodrome, tous les jours et à chaque minute. Alors, laisse tomber ta mère. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Raoul éclata d’un rire mauvais.

- Qu’est-ce que c’est que ce monsieur Je-sais-tout qui vient me faire la morale ? Dis donc, tu t’es un peu regardé, Michael ? J’en ai aussi appris de belles, sur toi.

Je haussai les épaules.

- Impossible, dis-je. Satan t’a fait des confidences sur ton père parce que tu le souhaitais de tout ton cœur. Mais pourquoi t’aurait-il parlé de moi ?


- Mon ami, mon vieil ami, mon plus ancien ami… J’ai vibré assez fort pour qu’il m’apprenne deux vérités sur toi.

D’instinct, je sus que ces vérités me feraient mal. Seuls vos vrais amis savent où vous frapper pour que ça fasse mal. J’eus envie de crier « Vas-y, vipère, crache ton venin ! », mais la peur l’emporta. Je me bouchai les oreilles tandis qu’il prononçait ses révélations. À la mine des trois femmes, je compris que c’était grave. C’était surtout la seconde information qui avait le plus touché Rose.
À peine eus-je ôté mes mains de mes oreilles que Raoul bégaya :

- Tu n’as pas bien entendu ? Tu veux que je répète ?


- Je ne veux rien savoir ! Criai-je.

Mais avant que je n’aie eu le temps de replacer mes doigts dans mes pavillons auditifs, il hurlait déjà :

- Tes parents étaient stériles ! Toi et Conrad vous n’êtes que des enfants adoptés ! Vérité une.

J’eus l’impression d’avoir été renversé par un camion. L’engin me poursuivait depuis longtemps. Il venait de me réduire en bouillie. Tout s’effondrait autour de moi. Mon passé n’était plus mon passé. Ma famille n’avait jamais été ma famille. Mon père n’était pas mon père. Ma mère n’était pas ma mère, ni mon frère mon frère. Et arrière-grand-mère Aglaé…
Raoul me dévisageait avec délectation. À mon tour de souffrir ! Une expression sadique se peignit sur son visage tandis qu’il s’apprêtait à envoyer son second missile.

- Vérité deux !

Un camion qui vous écrase, c’est déjà terrible. Pas question d’en laisser passer un autre sur vos entrailles déjà chaudes et sanguinolentes. Je poussai très, très fort mes doigts vers mes tympans. Ne pas savoir. Surtout, ne pas savoir. Par pitié, qu’on me laisse digérer d’abord la première vérité. Mais ça y était, Raoul devait déjà avoir de nouveau énoncé la seconde. Le désarroi se lisait dans les regards d’Amandine, de Stefania et surtout de Rose. Furieux, je détachai mes mains pour décocher un coup de poing fulgurant dans le menton de celui qui avait été mon meilleur ami.
Se massant doucement la figure, il afficha un visage mauvais et ravi.

- Merci, dit-il. J’aime bien recevoir un bon uppercut… Surtout de la part de mes « meilleurs amis ».

Il fallait que je réponde quelque chose pour le moucher définitivement. Je n’eus pas le temps de réfléchir à une repartie fine. J’articulai une phrase qui ne voulait rien dire, comme si j’avais prononcé une sentence.

- C’est celui qui le dit qui l’est !

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