Dès la semaine
suivante, M. Jean Lucinder, président de la République française,
prononça une allocution devant l’assemblée générale des Nations
unies. Il insista sur la nécessité de pacifier le Continent Ultime,
à présent que la thanatonautique était entrée dans les mœurs.
Après l’ère du bricolage, l’ère de la médecine, l’ère de
la peur, l’ère du désir, l’ère économique, l’ère
astronomique, l’ère de la violence, il était plus que temps
d’entrer dans l’ère juridique.
Aux législateurs
de prendre leurs responsabilités. La thanatonautique devait être
soumise à une charte, avec ses lois, ses amendements, son code de
bonne conduite obligatoire. Sinon, il n’y aurait qu’un éternel
Far West au-dessus de nos têtes.
- Nous avons déjà voté deux lois sur la thanatonautique, et pour quel résultat ! remarqua, désabusé, le représentant de la Guinée-Équatoriale.
- Elles sont insuffisantes, il en faut donc des nouvelles, insista Lucinder.
Et face à une
assistance plutôt distraite, il proposa avec force deux articles qui
seraient connus par la suite comme les troisième et quatrième lois
en matière de thanatonautique.
- Article 3. Il est interdit de couper le cordon ombilical de quelque ectoplasme que ce soit.
- Article 4. Chaque corps physique sera tenu responsable des activités de son ectoplasme.
Suivait un barème
concernant les peines de prison et les amendes proportionnelles aux
délits commis par des ectoplasmes.
Le président de la
République française était formel : le Continent Ultime devait
demeurer territoire neutre, à l’instar de l’Antarctique. Nul ne
devait être autorisé à s’y battre ou à s’y livrer à des
campagnes de possession.
Le secrétaire
général de l’ONU abonda dans son sens :
- Le Paradis est à tout le monde. Si nécessaire, nous y enverrons des Casques bleus chargés de maintenir la paix et de garantir la libre circulation des morts et des thanatonautes.
Un murmure
d’étonnement courut la salle. Le représentant des îles Fidji
leva la tête de son journal et celui du Surinam sursauta, tiré de
sa torpeur
- Mais oui, pourquoi pas ? poursuivait le secrétaire général. Après tout, le Vieux de la Montagne avait bien levé une armée privée pour s’approprier les lieux. Il nous est donc tout à fait possible d’y envoyer notre propre force d’interposition, en l’occurrence des Casques bleus ectoplasmiques. Une police karmique, en quelque sorte.
Les troisième et
quatrième lois furent adoptées à une grande majorité des voix.
Une vingtaine de pays se prononcèrent contre ou choisirent de
s’abstenir afin de ne pas s’attirer de problèmes du côté de
l’Arabie Saoudite qui, tous le savaient, avait officieusement
encouragé et financé les opérations du Vieux de la Montagne.
En revanche, la
proposition de créer une police karmique fut rejetée. Il n’existait
pour l’heure au Paradis aucune violence légitimant une telle
opération qui, par ailleurs, risquait de coûter très cher. En
outre, on en revenait aux problèmes « terrestres » de tout envoi
de Casques bleus : seraient-ils autorisés à tuer en cas de
nécessité ou ne seraient-ils là que pour empêcher de tuer ? En un
tel endroit, quel casse-tête ! Les délégués préférèrent
renoncer à ce projet d’armée onusienne ectoplasmique.
Lucinder
avait eu raison de ramener le problème des batailles ectoplasmiques
sur le terrain juridique. Les trouble-fête du Continent Ultime
seraient mis dorénavant au ban de l’humanité. De surcroît, avec
les lois thanatonautiques, nos activités recevaient enfin une
reconnaissance officielle. Beaucoup se doutaient que nous avions
dépassé Moch
6 mais, à toutes les
questions, nous opposions le mutisme le plus complet.
Dans le magasin
du bas, ma mère commercialisait désormais un plan complet du
Continent Ultime, avec ses six portes et ses sept territoires connus.
Le tout ressemblait un peu à une trompette, avec une base largement
évasée et un sommet pointu. Les couleurs avaient été reportées
dans l’ordre : bleu, noir, rouge, orange, jaune, vert, blanc. La
carte était plutôt jolie et parfaite pour orner le mur d’un
scientifique en herbe ou d’un impénitent rêveur.
En guise de
légende, Conrad avait barré d’un trait les mots Terra
incognita. N’avions-nous pas découvert tout (vraiment tout ?)
de ce territoire lointain ?
Bien sûr, nous
indiquions un territoire blanc, mais nous nous abstenions de parler
des anges ou de la montagne de lumière. Il était encore trop tôt.
Dans le penthouse
de notre thanatodrome des Buttes-Chaumont, notre équipe de
thanatonautes tenait sa énième réunion. Freddy n’étant plus là
pour témoigner, chacun m’assaillait de questions sur ce qu’étaient
la « pesée de l’âme » et, bien sûr, la réincarnation qui
s’ensuivait.
Je contais et
racontais encore comment nous avions touché le fond du Paradis,
l’interminable file des morts se scindant en quatre, la vaste
plaine blanche, la montagne de la pesée, les trois archanges-juges.
- J’ai vu mais il ne suffit pas de voir. Il faut comprendre.
Et tout à mon but
de sauver ma femme, je n’avais pas songé à m’informer ou à
poser des questions aux anges. Il m’avait simplement semblé
qu’arrivés là on « pesait » nos bonnes et nos mauvaises actions
avant d’être réincarnés selon sa vie passée.
- Vous vous imaginez la portée d’une telle assertion ? m’assena le président Lucinder.
Brandissant la photo
d’un homme aux tempes grises et au regard profond qu’il portait
en permanence sur lui, Raoul me demanda si j’avais entr’aperçu
son père.
Je fis la moue. Il y
avait une foule si dense de trépassés, là-haut. Non, je n’avais
pas vu son père, tout comme je n’avais d’ailleurs pas vu le
mien. Mon ami avait lui-même constaté comme le fleuve des trépassés
grossissait dès le territoire orange. Nos âmes migraient lentement
et en troupeau serré. Impossible de reconnaître qui que ce soit
dans ce flot tumultueux de millions d’âmes en transit.
Amandine, dont les
habituelles robes noires avaient désormais des allures de deuil,
interrogea alors :
- Tu es vraiment convaincu que c’est là le bout ? Qu’il n’y a plus rien après ?
Je soupirai. Comment
en être sûr ?
- Au fond, il y a une montagne de lumière. C’est la montagne de pesée des âmes qui émet cette lueur qui nous attire dès la première porte. Et puis, passé le jugement des karmas, je n’imagine pas ce qui peut encore arriver. Je n’ai d’ailleurs rien vu de spécial derrière la montagne pour la simple et bonne raison que cette montagne est si lumineuse qu’elle dissimule tout horizon possible.
- Il y a donc peut-être encore autre chose derrière la montagne…, remarqua ma femme qui, toute à son dilemme entre revenir ici-bas ou pas, ne s’était lors de son voyage nullement souciée d’examiner les lieux.
Désireux surtout
de retrouver son père, Raoul proposa un nouvel envol collectif pour
une plus ample exploration. Moi, je n’étais pas très chaud pour
repartir là-haut mais les autres étaient évidemment très excités
à l’idée de rencontrer les anges, de comprendre le sens de leur
vie, de voir le bout de la conscience, et tout ça, et tout ça.
Amandine,
Stefania et Rose levèrent d’emblée la main, se portant
volontaires. Mon épouse se prétendait parfaitement remise de son
hospitalisation et en grande forme. Elle tenait à retourner là-haut
pour vérifier si son hypothèse de fontaine blanche de l’autre
côté du trou noir tenait la route. En ce qui concernait Amandine,
je crois qu’en dépit de la mort de Freddy, son « baptême » du
décollage l’avait tellement enchantée qu’elle était partante
pour toute nouvelle aventure.
Bon gré mal gré,
j’acceptai de leur servir de guide.
Nous
décollâmes tous ensemble un vendredi 13. Je m’en souviens très
bien, c’était le vendredi 13 mai. Une journée particulièrement
venteuse. Dehors, les arbres ployaient sous les tornades et les
nuages se couraient après. Je n’aime pas trop le vent mais, bon !
Nous nous alignâmes
tous les cinq dans nos ovoïdes de plastique, nos survêtements
spéciaux branchés sur les ordinateurs. La vidéo ronronna.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage…
Je pressai la poire.
En avant pour le pays des anges.
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