Dans les années qui
suivirent notre première rencontre au cimetière du Père-Lachaise,
notre amitié devint de plus en plus étroite. Raoul m’enseignait
tant de choses !
- Comme tu es naïf, Michael ! Tu te figures que le monde est gentil et donc que la meilleure manière de t’y insérer est de faire toi-même preuve de gentillesse. Mais tu as tort. Active un peu tes méninges. L’avenir n’appartient pas aux gentils mais aux innovateurs, aux audacieux, à ceux qui n’ont peur de rien.
- Tu n’as peur de rien, toi ?
- De rien.
- Pas même de la souffrance physique ?
- Il suffit de le vouloir pour ne pas en ressentir.
Pour mieux me le
prouver, il sortit son briquet et plongea son index dans la flamme
jusqu’à ce que l’air s’imprègne d’une odeur de corne
brûlée. J’étais à la fois écœuré et fasciné.
- Ouah ! Comment
fais-tu ça ?
- J’effectue d’abord le vide dans mon esprit, et puis je me dis que quelqu’un d’autre subit cette douleur et qu’elle ne me concerne en rien.
- Tu n’as pas peur du feu ?
- Ni de l’eau, ni de la terre, ni du métal. Celui qui ne craint rien est tout-puissant et rien ne lui sera refusé. Telle est ma leçon numéro deux. La première était qu’une pièce de deux francs sera ta meilleure conseillère. La seconde est que la peur n’existe que si tu lui permets d’exister.
- C’est ton père qui t’a appris ça ?
- Il disait de ne jamais regarder en arrière en escaladant une montagne. Si on regarde, on risque d’être pris de vertige, de paniquer et de tomber. En revanche, si tu grimpes droit vers le sommet, tu seras toujours en sécurité.
- Mais si tu n’as peur de rien, qu’est-ce qui te pousse à avancer ?
- Le mystère. Le besoin d’élucider le mystère de la mort de mon père et celui de la mort en général.
Tandis qu’il
prononçait ces mots, sa main droite toujours si semblable à une
araignée vint recouvrir son front comme pour contenir on ne sait
quel tourment. Ses yeux s’exorbitèrent comme si son crâne était
rongé de l’intérieur
Je m’inquiétai :
- Tu ne te sens pas
bien ?
Il mit longtemps à
me répondre. Puis, comme reprenant sa respiration et ses esprits :
- Rien qu’une migraine. Ça va passer, dit-il durement.
Ce fut la seule fois
où je le vis en proie à une crise. Pour moi, Raoul était un
surhomme. Il était un maître.
Raoul
m’impressionnait. Comme il était mon aîné d’un an, je donnai
un coup de collier pour sauter une classe et me retrouver sur les
mêmes bancs que lui. Alors, tout devint facile. Il me permettait de
copier ses devoirs et, en dehors des cours, il continuait à me
raconter de merveilleuses histoires.
Tous, dans la
classe, ne partageaient pas mon engouement. Le professeur de français
avait surnommé l’élève Razorbak « Monsieur Je-délire-sec ».
- Accrochez-vous bien. Aujourd’hui, « Monsieur-Je-délire-sec » nous envoie une copie à se taper les cuisses. Le sujet que je vous avais donné était, je tiens à vous le rappeler : « Racontez vos vacances idéales. » Ah çà ! « Monsieur Je-délire-sec » n’est pas allé se promener du côté du Touquet, de Saint-Tropez, de La Baule, voire de Barcelone ou de Londres. Non, lui a carrément filé au pays des morts. Et… il nous en envoie des cartes postales.
Ricanement général.
- Je cite : « Tandis que ma barque fonçait vers la lumière, je m’accrochai au boa, car un serpent de feu avait surgi à l’avant du vaisseau. La déesse Néphtys me conseilla de ne pas m’affoler et de tenir le cap. La princesse Isis, elle, me tendit sa croix ansée pour repousser le monstre. »
Les élèves
s’esclaffèrent en se poussant du coude tandis que le pédagogue
concluait, doctoral :
Bernard Werber n'était pas particulièrement fort à l'école, mais se faisait remarquer par l'originalité de ses nouvelles telles que "les aventures d'une puce", et "les enquêtes de Taupin". |
- «
Monsieur Je-délire-sec », je ne puis que vous conseiller d’avoir
recours aux soins d’un bon psychanalyste, voire d’un psychiatre.
En attendant, sachez que vous avez échappé au zéro pointé. Je
vous ai mis 1 sur 20, rien que pour m’avoir fait autant rire en
vous lisant. D’ailleurs, je cherche toujours votre copie en
premier tant je suis sûr de passer un bon moment avec vous.
Continuez donc ainsi, monsieur Razorbak, et je rirai encore
longtemps car vous redoublerez sans aucun doute cette classe.
Raoul ne cilla pas.
Il était imperméable à ce type de remarques, surtout émanant d’un
homme tel que ce prof de français pour qui il n’éprouvait aucune
estime. Le problème vint d’ailleurs. De la classe elle-même.
Comme
dans la plupart des écoles, les élèves de notre lycée étaient
des adolescents cruels, et il suffisait qu’on
leur désigne du doigt un soi-disant « marginal » pour qu’ils
donnent l’hallali.
Dans notre classe, le chef de bande était un gamin arrogant du nom
de Martinez. Avec ses acolytes, ils nous poursuivirent à la sortie
et nous encerclèrent.
- Princesse Isis, princesse Isis, scandèrent-ils. Tu veux ma croix ansée dans la figure ?
J’eus très peur.
Pour me dégager, je lançai un grand coup de pied dans le tibia du
gros Martinez et, en retour, celui-ci me fit éclater le nez d’un
coup de poing. Mon visage était en sang. Nous étions deux contre
six mais le problème c’était que Raoul, pourtant beaucoup plus
grand et plus fort que moi, semblait avoir renoncé à se défendre.
Il ne se battait pas. Il recevait les coups sans les rendre !
Je glapis.
- Allez, Raoul ! On va les avoir comme les Belzébuthiens. Toi et moi contre les imbéciles, Raoul !
Il ne bougea pas.
Nous ne tardâmes pas à nous effondrer sous un déluge de coups de
poing et de pied. Face à cette absence de résistance, la bande du
gros Martinez finit par se lasser et s’en fut avec des V de
victoire. Je me relevai en me massant les bosses.
- Tu as eu peur ?
Interrogeai-je.
- Non, dit-il.
- Pourquoi ne t’es-tu
pas battu, alors ?
- À quoi bon ? Je n’ai pas d’énergie à gaspiller pour des vétilles. De toute façon, je ne sais pas me battre contre des esprits primitifs, ajouta-t-il en ramassant ses lunettes brisées.
- Mais tu as su mettre en fuite les Belzébuthiens !
- C’était un jeu. Et puis, ils étaient peut-être méchants mais ils étaient beaucoup plus subtils que ces abrutis. Face à des hommes des cavernes, je suis impuissant.
Nous nous soutînmes
mutuellement.
- Toi et moi contre les imbéciles, disais-tu.
- Navré de te décevoir. Il faut encore que les imbéciles disposent d’un minimum d’intelligence pour que je puisse entrer en guerre contre eux.
J’étais effaré :
- Mais alors, les
types de la trempe de Martinez nous casseront tout le temps la
gueule.
- Possible, fit-il sobrement. Mais ils se fatigueront avant moi.
- Et s’ils te tuent ?
Il haussa les
épaules.
- Bah ! La vie n’est qu’un passage.
Je fus envahi d’une
noire prémonition. Les imbéciles étaient capables de l’emporter.
Raoul n’était pas toujours le plus fort. Il venait même de
s’avérer un comble de faiblesse. Je soupirai.
- Quoi qu’il arrive, tu pourras quand même toujours compter sur moi pour t’aider dans les coups durs.
Cette nuit-là, je
rêvai de nouveau que je m’envolais pour rencontrer dans les nuages
une femme en satin blanc au masque de squelette.
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