Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 206 – PEPIN

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samedi 31 janvier 2015

206 – PEPIN

Nous nous étions imaginés réconciliés avec le Vieux de la Montagne, désormais privé de ses haschischins trucidés et de ses Coalisés revenus à la raison. Pas du tout. Après quelques politesses dans notre thanatodrome, son naturel était revenu au galop. Faute de thanatonautes musulmans, à présent que la grande alliance avait été signée entre les religions, il avait rameuté une petite troupe de thanatonautes mercenaires.
Il nous lance télépathiquement que l’œcuménisme n’est qu’un piège pour endormir toutes les confessions et permettre aux juifs de mieux envahir le Paradis.
Freddy rétorque que nul n’est propriétaire du Continent Ultime et qu’il est normal que des prêtres se soient entendus pour condamner toute violence. Le dernier des haschischins réplique qu’il connaît toutes les entourloupes verbales dont sont capables les rabbins et qu’il ne s’y laissera plus prendre.
Je m’amuse de repérer dans sa troupe le gros Martinez, notre ennemi d’enfance, qui s’était porté candidat-thanatonaute au temps des hécatombes, et que nous avions alors refusé sans qu’il nous reconnaisse. Il nous détestait à présent d’autant plus que nous l’avions sauvé d’une mort alors certaine. C’est curieux, mais les gens qui vous ont nui vous en veulent de ce qu’ils vous ont fait. Si en plus vous leur rendez service, leur haine ne connaît plus de bornes.
Les mercenaires sont plus nombreux que nous et j’ai très peur. Ce serait stupide de mourir ainsi après une telle équipée !
Mais Freddy sait que le Vieux de la Montagne n’en veut en fait qu’à lui. Justement parce qu’il a cherché à le comprendre et à s’en faire un ami après que ce dernier eut tenté de le tuer, lui et les siens. Le haschischin réagit exactement comme n’importe quel Martinez.
Pour nous protéger, avant que nous ayons pu l’en empêcher, le rabbin dénoue son cordon et se détache. Il tente une manœuvre de diversion.

- Fuyez vite, nous ordonne-t-il. Si nous restons ensemble, aucun de nous ne rentrera.

Nous hésitons à l’abandonner mais ses accents télépathiques sont si impératifs que nous finissons par obtempérer, emportant de force Amandine qui veut à tout prix combattre aux côtés de son mari.

- Freddy ! crie Amandine.


- Partez, laissez-moi, je deviendrai un Lamed vav.

À la manière d’un lasso ectoplasmique, il fait tournoyer son cordon argenté tandis que les mercenaires fondent sur lui.

- Freddy !

Le vieux sage nous adresse des signes apaisants.
Un dernier message retentit à nos oreilles :

- Partez ! Je me réincarnerai dès que possible. Guettez la naissance d’un enfant qui portera les mêmes initiales que moi. Il reconnaîtra mes objets usuels. Fuyez et rappelez-vous : F.M. !

Il reçoit des coups. Il en rend. Avec son expérience des guerres du Paradis, le vieux rabbin aveugle parvient à couper rapidement les cordons de quelques-uns de ses assaillants avant qu’ils ne le recouvrent.
Se reprenant, Stefania veut foncer dans le tas. Nous la suivons mais il est déjà trop tard. Le Vieux de la Montagne a tranché le cordon de Freddy.
Un dernier geste fataliste et le rabbin est aspiré par la lumière.
Les mercenaires se retournent alors contre nous.

- Toi et moi contre les imbéciles, dit Raoul.

Corps à corps. Amandine combat Martinez avec courage. Rose affronte deux âmes hostiles. Raoul charge quelques tueurs à gages. Et moi, pas de chance, je me retrouve seul contre le Vieux de la Montagne en personne !
Le bonhomme ne me veut pas de bien.
J’esquive quelques coups de mon mieux. L’autre est à l’aise avec un aussi piètre adversaire que moi. Il me passe mon cordon ombilical autour du cou comme pour m’étouffer. Il serre et mon âme a mal. Il tord mon filin à l’extrême. J’attends le claquement qui me renverra vers les archanges quand l’étreinte se relâche. Après s’être débarrassée assez facilement de Martinez, Amandine est arrivée par-derrière et a coupé le cordon de l’obstiné haschischin.
L’homme est effaré de ce qui lui arrive : une femme l’a mis K.O.
À force d’expédier des gens dans des paradis artificiels, il se doute que le vrai doit être moins coulant. Il tente désespérément de renouer les lambeaux de sa ficelle d’argent, accumulant doubles nœuds et nœuds de sécurité. Mais dans la mort comme dans la vie, il n’existe pas de joker. Les chats ont peut-être neuf vies, mais pas les hommes. Perdu, c’est perdu. Aucun nœud du haschischin ne tient.
Floup !
Le Vieux de la Montagne est aspiré par la lumière comme une miette par un siphon d’évier. Parmi les mercenaires survivants, c’est la débandade.
Nous poussons un soupir de soulagement. Amandine nous supplie de tenter de sauver son mari comme nous l’avons fait pour Rose, mais nous savons tous que, pour Freddy, il est trop tard et que nous ne pourrons rien.
Désolés, nous quittons le vortex du Paradis. Nous débouchons sur le bord évasé du trou noir où des étoiles incandescentes hurlent leurs derniers rayons d’agonie avant d’être aspirées.
Descente. Revoici le système solaire. Slalom entre les planètes. Rebonjour les cosmonautes russes qui n’ont pratiquement pas avancé depuis notre premier passage. Traversée d’un champ de météorites. Freinage à proximité de la lune. Déjà la boule turquoise de la terre se profile sous nos ventres. Voici l’Europe, voici la France, voici Paris. Impossible de se perdre. Votre cordon ectoplasmique vous ramènera toujours à votre point de départ.
En sécurité au-dessus de la capitale, nous dénouons les nôtres et raccompagnons l’ectoplasme de Rose à l’hôpital Saint-Louis. Elle s’enfonce dans le toit comme dans un marécage. Pourvu que notre trop longue escapade ne lui ait pas causé de lésions irréversibles !
Nous, nous rentrons au thanatodrome. Dire que mon alter ego est resté là, bien tranquillement assis, pendant que je me livrais à tant d’acrobaties !
Nous retraversons le toit, les étages, les planchers, nous regagnons nos corps de douleur.
Mon ectoplasme et mon enveloppe charnelle sont face à face. Le translucide et le coloré. Le solide et le vaporeux. Le léger et le lourd. Il importe maintenant de les recoller. Je rentre dans moi comme dans une épaisse salopette de ski rembourrée. Nul ne m’a appris comment on réintègre son ancienne peau. J’improvise. À tout hasard, je passe par le haut de mon crâne puisque c’est par là que je suis sorti.
Ce n’est pas tellement plaisant de retrouver son corps de chair. Je sens aussitôt mes rhumatismes, mes aphtes, mes démangeaisons, mes caries, bref, tous ces petits maux qui vous persécutent en permanence.
Me voici de nouveau réuni à moi-même. Nous ne sommes plus qu’un, mon corps et mon âme. Mes orteils sont envahis de picotements.
Je soulève lentement mes paupières. Je redécouvre le monde « normal » et, dans ce monde « normal », la première chose que je vois, c’est l’écran de l’électrocardiogramme et ses petits pics. Mes battements cardiaques se réaccélèrent progressivement.
Quand nous sommes tous remis d’aplomb, je m’empresse d’appeler l’hôpital. Justement, ils allaient me téléphoner. Les médecins sont tout excités. Miracle, il s’est produit un miracle ! Rose s’est subitement réveillée. Elle a toute sa conscience. Elle va bien.
Je rejoins les autres, tristement regroupés autour du fauteuil où Freddy gît, la bouche béante, comme pour mieux nous répéter les initiales de l’enfant dans lequel il se réincarnera.
F.M.

Ses yeux vitreux d’aveugle sont grands ouverts. Je m’approche et doucement, tendrement, lui ferme les paupières. À jamais dans cette existence-ci.

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