Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 204 – LE POIDS D’UNE ÂME

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samedi 31 janvier 2015

204 – LE POIDS D’UNE ÂME

Freddy et moi pataugeons dans la brume blanche parmi les âmes humaines et non humaines. Nous allons vers une vallée où les quatre bras du fleuve des trépassés se rejoignent. Les morts avancent toujours vers la lumière. Les anges les entourent de plus près.
Les anges, a priori, ce sont des ectoplasmes comme vous et moi. Ils n’ont pas de cordons ombilicaux mais sont enveloppés d’un halo phosphorescent et parcourus de mouvements multicolores. Ils nous considèrent et leur halo s’irise de nouveaux et fantastiques chatoiements, comme s’ils étaient capables d’exprimer leurs pensées en modifiant simplement leurs couleurs.
Ils tournoient de bas en haut et de gauche à droite, à la manière de fœtus dans un ventre de mère, et nous demandent ce que nous fabriquons ici avec nos cordons intacts.

- Nous cherchons une femme.

Un ange me déclare qu’il est celui qui permet de retrouver ce que l’on a perdu.
Je lui décris Rose. Il confirme qu’elle est proche de la pesée. Il me montre au loin, surplombant la vallée où convergent les quatre bras du fleuve, une montagne de lumière recouverte de vapeurs. 

Mont Meru (Kailash) axe du monde = montagne de lumière?

C’est de son sommet que part la lueur centrale qui nous guide depuis notre entrée au Paradis.
Avec les trépassés, nous gravissons le sentier qui conduit à la lumière.
Sur la cime, flottent trois anges aux auras encore plus lumineuses que celles des précédents.

 - Ce ne sont pas des anges comme les autres, me souffle Freddy, ce sont des archanges.

De fait, ils étincellent, tandis que la foule des morts s’approche péniblement d’eux à petits pas.
Le rabbin me montre Rose, au-dessus de nous, noyée dans la lumière de la montagne et l’éclat des archanges. Là-bas, sur un terre-plein, se regroupent les défunts sur le point de comparaître.

- Au suivant, annonce un archange.

Le suivant, c’est Rose.

- Vas-y, convaincs-les de la laisser partir, me presse notre rabbin.

Lui ne peut plus me suivre. Il maintient mon cordon comme le sien, si étiré qu’il semble sur le point de se rompre. Nous sommes vraiment en train de jouer avec nos vies. Je dois continuer seul tandis que lui veillera à préserver nos cordons.
Je vole vers les archanges, criant presque :

- Attendez ! Avant de juger cette femme, je dois vous dire que nous, les vivants, nous ne voulons pas qu’elle comparaisse devant vous.

L’archange me considère sans surprise. Sa voix télépathique est douce et rassurante. Il semble ouvert à tous les arguments. Cet agent de la mort n’a rien d’effrayant. Il s’efforce même de me réconforter en même temps que les défunts rassemblés alentour.

- Expliquez-vous.


- Rose est morte, victime d’une bande de voyous, mais elle n’a rien à faire ici.

Les deux autres archanges sont tout aussi avenants. Dans cette clarté, ils me rappellent un peu les extraterrestres de Rencontres du troisième type, le film de Steven Spielberg.
Ils me demandent de quel droit je me permets d’intercéder ici. Ils examinent le rabbin derrière moi et nos cordons intacts.

- Vous voulez la ramener sur terre, c’est cela ?


- Oui. Nous sommes quarante vivants à être montés jusqu’à vous pour la sauver.

Les trois archanges se réunissent pour une intense discussion. L’un déploie une ficelle transparente pleine de nœuds et paraît y lire nombre d’informations intéressantes.
Il me considère, considère Rose, discute encore avec les autres et parle enfin :

- Pour que quarante humains aient pris tant de risques, il faut vraiment que cette femme soit encore nécessaire à votre bas monde. Nous vous autorisons donc à la redescendre mais nous ne lui rendrons son cordon que si elle le désire et le demande elle-même.

Rose hésite. Désormais, son destin repose entre ses mains. Je perçois que son esprit en finirait volontiers avec le jeu de la vie. Comme moi tout à l’heure, elle se figure qu’ici est son vrai pays, sa seule patrie. En même temps, quelque chose en elle, peut-être l’amour qu’elle me voue, lutte contre ce sentiment.
Autour de nous, morts et anges attendent avec intérêt de quel côté penchera la balance.

- Quelle chance d’être à ce point adorée d’un mortel ! murmure un hara-kiri nippon.

Un enfant martyr approuve.
Un ange signale que c’est la première fois qu’il voit pareil embrouillamini.
Un autre se félicite qu’on nous ait laissés monter. La situation est intéressante.
Rose dévisage les archanges. Mais ceux-ci refusent d’intervenir dans sa décision. Si elle le souhaite, on procédera à la pesée de son âme. Sinon, elle est libre de retourner en arrière et de reprendre le feuilleton de son existence, avec ses hauts et ses bas, ses bonnes actions et ses mauvaises. On est seul responsable de sa destinée.
D’un peu plus haut derrière, Freddy nous observe. De loin, on se croirait à un mariage dans une fantastique cathédrale blanche. Un couple face à face, Rose et moi, derrière, une longue et grise file d’invités, et devant, une montagne de lumière.
Rose avance d’un pas vers les archanges, en accomplit un second. Je retiens mon souffle et soudain, elle fait volte-face et se jette dans mes bras.

- Excusez-moi, dit-elle, mais il me reste encore beaucoup de choses à accomplir en bas.

Des anges, surpris, changent de couleur. La scène, qui présentait jusqu’ici un aspect jaune clair, devient plus bleue. Les archanges nous sourient, attendris. Des chérubins petits comme des libellules s’affairent. Un cordon ombilical dont je ne distingue pas le bout jaillit du ventre de mon épouse pour s’élancer vers l’entrée du trou noir. Rose est rebranchée. De nouveau un cordon relie son âme à son corps.
Nous rejoignons Freddy. Il sait que nous avons réussi.
Des défunts nous saluent :

- Bon retour dans le monde matériel, les gars !


- Ils en auront besoin, soupire un psycho-killer américain grillé sur une chaise électrique. Moi, le monde matériel, je préférerais crever que d’y revenir. Si vous voulez mon avis, la vie c’est qu’une vallée de larmes.

Nous ne l’écoutons pas.
Le retour est évidemment plus plaisant que l’aller. Nous ne craignons plus pour nos cordons ombilicaux. Nous redescendons la montagne de lumière, longeons les quatre branches du fleuve des morts, puis le fleuve unique. Comme des saumons, nous sommes trépassés retournés à la source et nous ne la quittons que pour mieux y revenir plus tard.
Derrière le sixième mur comatique, tous nos amis sont là et applaudissent mentalement notre retour. Tout ce temps, ils attendaient, inquiets de constater la tension extrême de nos cordons ombilicaux, redoutant que nous ne puissions plus faire demi-tour.
Raoul, Stefania, Amandine, moines chinois et rabbins qui nous ont permis de connaître le fond de la vie et de toucher le fond de la mort papillonnent joyeusement. Nous retraversons les territoires et les Moch.
Défilent la beauté, le savoir, la patience, le plaisir, la peur.

Nous sommes presque sortis du trou noir. Dehors, les étoiles palpitent misérablement, comparées à la grande lumière de là-bas, au fond. Nous voletons, heureux, quand surgit soudain une bande d’ectoplasmes patibulaires.
 

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