Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 192 – LÀ-HAUT

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samedi 31 janvier 2015

192 – LÀ-HAUT

Stefania a raison : tant qu’on n’est pas mort, on ne peut pas savoir ce que c’est.
C’est impossible à décrire avec des mots. Pourtant je vais tenter de vous faire partager ces émotions telles que je les ai ressenties. Soyez conscient cependant (si vous n’êtes jamais mort précédemment) que mes paroles ne feront qu’effleurer la réalité.
Certaines sensations sont indicibles et ces sensations, je les ai toutes ressenties ce jour-là, ce jour où je suis parti pour essayer de sauver ma femme avant qu’elle ne soit happée par ce Continent Ultime que j’avais tant et tant étudié.
Une fois pressé le bouton de décollage, ma première impression est qu’il ne se passe rien. Mais alors, strictement rien. J’ai même envie de me lever pour annoncer à la ronde que l’expérience a raté et qu’il faut tenter autre chose. J’hésite, de crainte de me ridiculiser, et je décide de patienter cinq minutes au cas où un événement se produirait enfin. Moi, je suis un novice, mais les autres savent. S’ils ne bougent pas, c’est que tout est normal.
Je bâille. Sans doute l’effet des anesthésiants qui me donne l’impression d’être un peu saoul. La tête me tourne. Je m’attache à garder mon dos bien droit comme le conseille sempiternellement Stefania.
Ma dernière pensée consciente est pour Rose et je me répète que je dois la sauver. Maintenant, je sais que je vais mourir. Un souvenir me revient. J’étais encore tout petit et c’était la première fois que je montais sur un grand-huit. Au départ, le chariot gravit lentement la pente. Une fois qu’on se trouve au sommet, on se dit qu’on ferait mieux d’être ailleurs et qu’il faut descendre avant qu’il ne soit trop tard. Déjà, cependant, le chariot se précipite en avant, des filles hurlent de terreur ou de joie, et on ferme les yeux en priant pour que cette torture cesse au plus vite. Elle ne cesse pas. On est emporté à droite, puis immédiatement ramené à gauche, loopings la tête en bas, on est à deux doigts de tomber dans le vide et on se dit que le pire, c’est qu’on a payé pour souffrir tant d’effrois !
Bon, donc, je m’endors doucement. Je me sens léger. Très léger. J’ai l’impression que, si je le voulais, je pourrais flotter comme une plume, et je constate qu’en effet… je flotte comme une plume ! Du moins, une partie de mon corps s’y efforce, comme si l’autre, instinctivement, refusait de quitter la vie. J’ai beau aimer Rose de tout mon cœur, la mort m’effraye terriblement. Je n’ai pas envie de quitter comme ça mon appartement, mon quartier, mon bistrot, mes amis.
Encore que mes amis, et surtout mon principal ami, soient tous là, m’accompagnant dans cette terrible épreuve.
Tout ce que je ressens, Raoul le ressent. Toutes mes craintes, il doit les partager. Soudain, quelque chose de bizarre se produit. Une bosse jaillit du sommet de mon crâne, tendant mon cuir chevelu à l’extrême. Comment empêcher cette monstruosité ? Mon cœur bat si lentement que je ne peux plus bouger. J’assiste, impuissant, à l’accouchement par le sommet de mon crâne d’un autre moi, inconnu jusqu’ici. Ma conscience balance. Restera-t-elle en bas avec le moi assis en tailleur ou partira-t-elle avec le moi s’extirpant de ma tête ?
Je pousse, tirant, tirant vers l’extérieur.
Vertiges. Flou. Disparition de la notion de temps. Le moindre de mes mouvements prend un siècle. Dans la réalité, il ne s’agit sûrement que d’une fraction de seconde. Griserie. Une corne sort de mon crâne. Plus précisément, une corne se terminant par une tête. Ma tête. Mon « autre » tête. Je suis comme scindé en deux. Double et en même temps comme totalement effacé. Je meurs alors que la corne ne cesse de grandir, belle, blanche, transparente.
À présent, elle dispose de deux bras qui pèsent sur mes fontanelles pour mieux se libérer de mon crâne. À son sommet, une bouche s’ouvre en un gémissement silencieux. Ma seconde tête pleure en se délivrant de mon corps. Comme pour une naissance. Mon corps physique accouche de mon âme. Éblouissement. Picotements. Douleur et plaisir. Tour à tour, je vois le monde avec mes yeux de toujours et avec les prunelles de mon âme. Mon âme observe plus particulièrement ce qui se passe dans mon dos.
Je constate, effaré, que nous sommes deux dans mon enveloppe charnelle. « L’autre » continue de sortir. Ce n’est plus une corne mais un vague ballon étiré. Je le vois et il me voit.
Incroyables, les effets d’une décorporation !
Mon « moi » hésite entre se tapir dans ma chair ou s’en aller vers ce ballon auquel poussent à présent des jambes. « Rentre », intime mon corps à mon âme. « Pars », m’exhorté-je. Je repense à Rose, à tous mes amis autour de moi risquant leur vie pour me venir en aide et, dans un effort de volonté, j’ancre ma conscience dans l’être transparent jaillissant du haut de mon crâne. Je suis autre. Autre dans mon nouveau corps transparent.
Flash.
Un ectoplasme, je suis devenu un ectoplasme. La baudruche issue de mon crâne reproduit très fidèlement la forme de ma tête, se prolonge par mon cou transparent, mes épaules transparentes, mon torse transparent, mes bras transparents, mon bassin transparent, mes jambes et mes pieds transparents. Je suis comme démoulé ! Tel un long intestin fripé et entortillé, une corde transparente pend de mon nombril, me reliant à un type loin en bas, assis sur un fauteuil en position de lotus. Et le plus drôle, c’est que ce type en bas, eh bien, c’est moi !
Je suis devenu une âme et j’en vois surgir d’autres alentour, giclant de crânes et de fronts. Nous sommes quarante à flotter juste sous le plafond du thanatodrome et maintenant, j’ai très envie d’aller plus haut.
Freddy, très à l’aise dans son rôle de vieux routier de l’espace, nous fait signe de monter. Suivez l’aveugle ! D’accord, mais le plafond… Il a déjà traversé le plafond, suivi des religieux, Raoul et Amandine à leurs trousses. Je suis maintenant seul à contempler quarante corps raidis comme autant de statues molles. Comment imiter les autres ? Je ne suis pas un passe-muraille mais j’ai peur de m’attarder ainsi, loin de tous. M’armant de tout mon courage, je ferme mes yeux transparents et hop, passe au travers des plafonds, des planchers, gravis étage après étage, et déjà c’est la terrasse du toit.
Les autres sont là à m’attendre. Ensemble, nous nous élevons. Paris d’en haut, c’est formidable ! Je contemple la cathédrale Notre-Dame quand un avion supersonique fonce sur nous. Trop tard pour l’éviter mais quelle importance ? Il transperce sans dommage nos corps éthérés. Au passage, j’examine les manettes du cockpit et les entrailles d’un pilote. Fantastique, j’ai scanné un jet !
Freddy m’arrache à mon émerveillement. Il faut nous dépêcher si nous ne voulons pas manquer Rose. De fait, nous arrivons trop tard à la verticale de l’hôpital Saint-Louis.
Rose est déjà passée et se trouve désormais entre nous et le Continent Ultime.
C’est ma faute si nous l’avons manquée. Avec mes hésitations devant le plafond, j’ai ralenti toute l’équipe. Toujours au commandement, Freddy nous ordonne de foncer de toute la puissance de notre pensée. Nous filons bien à trois fois la vitesse de la lumière, doublant rayon de soleil sur rayon de soleil. Bzzz… On passe Jupiter, Saturne, Pluton, Uranus, Neptune et bzzz… c’est le vide intersidéral !
Heureusement, les ectoplasmes ne sont sensibles ni au manque d’oxygène ni aux lois de la gravité, ne ressentent ni faim ni soif. Nous savons qu’il règne ici une température glaciale mais cela ne nous fait ni chaud ni froid. L’ectoplasme, c’est le mode de transport du futur ! L’âme ne connaît aucun obstacle, bat tous les records de vitesse et ne risque (sauf rares exceptions comme nos anciennes guerres de religion) pratiquement pas d’accident.
Je m’amuse de croiser le petit vaisseau spatial piraté par des cosmonautes russes partis à la découverte du trou noir centre de notre galaxie, après que Rose en eut révélé l’existence. L’équipage ignore évidemment mes signes de connivence.
Devant moi, les rabbins m’exhortent à me dépêcher. D’accord, mais comment faire pour accélérer ? Facile, il suffit d’y penser. Tout est si nouveau, si étrange, si inconnu de mes étroits îlots d’imagination.
Stefania me sourit. Elle est peut-être transparente mais, comme les autres, je la reconnais parfaitement. Nous filons côte à côte, entre étoiles et planètes. Sur ma droite, il y a aussi Raoul, Amandine et Freddy. Toute notre escadrille d’ectoplasmes thanatonautes vole, plane, fuse vers le Continent Ultime.
Bientôt, j’aperçois Rose. Elle est là-bas, très loin devant et oui, elle se dirige tout droit vers… la mort. La mort, matérialisée par un grand halo multicolore : l’entrée du trou noir. En fait, pour un trou noir, l’endroit est plutôt lumineux ! Tout autour de la corolle, planètes et étoiles aspirées se percutent en un féerique feu d’artifice en forme de galaxie tourbillonnante. Les étoiles non encore gobées, sous l’effet de la vitesse qui les entraîne au fond du trou noir, deviennent roses, puis blanches, puis rouges, violettes, éclatent en rosaces, en fleurs, en gouttes de rosée brillantes. La lumière, pourtant si rapide, est ici déviée. Les rayons se courbent, s’arrondissent, dansent avant d’être détournés par l’aimant absolu.
Spectacle magique, mais à dépasser rapidement.
Autour de nous, les défunts du jour se précipitent vers l’attirante lumière, arrachant en toute hâte leurs cordons ombilicaux. Celui de Rose claque avec les autres. Un instant, » je me dis que tout est fichu. Mais non, Freddy pense qu’il est possible de le récupérer. Il nous fait signe cependant de bien veiller à préserver nos propres cordons.
Notre escadre se regroupe pour mieux les tresser, conformément aux indications de Freddy. Cela me rassure un peu. C’est comme se livrer à une difficile escalade, mais nanti d’une bonne corde de rappel.
Notre groupe glisse de concert dans la bouche béante du trou noir. Son diamètre est immense : plusieurs millions de kilomètres, probablement !
Plus nous nous rapprochons, plus le halo de lumière grandit, révélant d’autres cercles à l’intérieur. Félix avait raison : ce n’est pas une couronne mais un entonnoir. On distingue des parois s’enfonçant vers un couloir qui n’en finit pas de s’étirer.
Je tends mes bras transparents en direction de Rose, au loin.
Nous parvenons à une plage. Autour et devant, il y a comme une mer de néon bleu, à peine illuminée par un coucher de soleil scintillant. À plus de mille à l’heure, j’en frôle les vagues. Au passage, elles me transmettent une douce électricité, réconfortante et fortifiante. Je suis bien ici. J’y suis même mieux que n’importe où ailleurs auparavant.
J’ai alors une pensée effrayante : Rose a raison de foncer, nous avons tort de vouloir retourner au monde.
Je me secoue. Ma femme sort de mon champ de vision. Nous précipitons notre allure grâce à notre pensée. Il suffit qu’un seul de nous pense et tout le monde sait ce qu’il a dans l’esprit.

J’accélère encore. Ce pays gigantesque, je l’aurais pourtant volontiers parcouru à loisir pendant des jours et des mois. Jamais je n’avais connu de si folles sensations. Voiture de course, moto, plongeoir le plus élevé, rien n’égale cette ivresse de victoire et de vitesse.
Je coule, je fonce, je glisse, je me répands vers la source d’illumination centrale. Une force splendide envahit mon corps transparent. Je scintille comme la mer qui nous entoure. De fulgurantes lumières clignotent sur mes ongles translucides.
Les défunts du jour sont nombreux à l’entrée du vortex. Je découvre difficilement Rose dans la foule.
Nous pénétrons à sa suite dans la corolle de la fleur stellaire. Elle est telle que je l’ai vue dessinée tant de fois sous la dictée des précédents thanatonautes. Tout tourne, tout nous aspire. Freddy se précipite dans l’espoir de saisir Rose avant qu’elle ne franchisse le premier mur comatique mais elle va trop vite. Si ses disciples n’avaient pas retenu le cordon du rabbin, il se serait brisé.
Rose disparaît.
Comprenant que j’ai la frousse, Raoul me saisit par la main pour qu’avec notre bande je passe Moch 1.
Gloup !
Un monstre gigantesque surgit aussitôt. La femme en robe de satin blanc au masque de squelette flotte dans l’espace noir comme un dirigeable dans un film d’horreur. Ses rires stridents m’assourdissent. Je suis comme un moucheron devant cet être dix, puis cent, puis mille fois plus grand que moi.
La femme en satin blanc a un corps superbe. Elle soulève sa robe, dévoilant de longues jambes d’un galbe parfait qu’elle étire voluptueusement. Sa poitrine menue se gonfle et son décolleté laisse deviner la naissance de ses seins.
Elle rit toujours, m’invitant à me perdre dans les replis de sa robe de satin blanc. Le masque de squelette me fixe, guettant mes réactions tandis qu’elle rapetisse comme pour mieux se mettre à ma portée.
Maintenant qu’elle est de taille plus raisonnable, j’en profite pour tenter de le lui arracher. Mes mains s’élancent vers les bords du masque. Tranchants, ils font gicler de mes doigts un sang transparent et poisseux. Malgré mon dégoût, je ne relâche pas mon étreinte. Je tire de toutes mes forces.
Derrière ce masque, il y a quelque chose d’essentiel qu’il me faut découvrir à tout prix.
Qui se cache derrière le masque de squelette de cette femme qui m’attire tant ?
Amandine ? Rose ? Ma mère ? Raoul ? Ma mort, cette mort que j’étudie pour compenser je ne sais quel manque ?
Un bras se lève lentement. Très lentement, il enlève le masque…
Le masque est presque retiré. Et je vois…

Incroyable ce qu’il y a derrière ce masque ! Si inattendu ! Et pourtant tellement simple…

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