Lucinder nous
rendit visite et nous conseilla de ne pas pavoiser trop vite. Nombre
de religieux étaient en pleine effervescence. Le Pape, de même que
certaines communautés intégristes, considérait d’un mauvais œil
l’ingérence de la thanatonautique dans la vie monastique.
Quand Raoul protesta
que nous n’y étions pour rien, le Président rétorqua que, tout
de même, plus d’une centaine de religieux de tous horizons étaient
déjà passés de vie à trépas en voulant poursuivre nos
expériences. Mon ami déclara qu’ils auraient dû se préoccuper
davantage des conditions scientifiques de décorporation plutôt que
de faire uniquement confiance à leur foi. Lucinder accepta
l’argument mais nous le sentîmes préoccupé.
Se pouvait-il qu’en
plein XXIe siècle il redoute le pouvoir des ecclésiastiques ?
Dans notre
thanatodrome des Buttes-Chaumont, nous œuvrions pour notre part à
rendre les décollages toujours plus sûrs. Stefania avait constaté
que l’envol se passait mieux quand elle tenait sa colonne
vertébrale bien droite, le dos calé, le menton plaqué sur la
poitrine et les épaules dégagées. Nous conçûmes en conséquence
un trône copie conforme des sièges suédois imposant cette position
ergonomique.
Nous installâmes
autour du fauteuil une bulle de verre l’isolant des bruits du monde
extérieur. En effet, nombre d’accidents étaient survenus parce
que quelqu’un avait dérangé par inadvertance un thanatonaute en
plein envol. Le cordon d’argent du pilote surpris s’était brisé
avant qu’il ait pu le rétracter. Un coup de téléphone
intempestif, une porte claquée par un simple courant d’air, et
c’était parfois le décès assuré ! On ne badine pas avec ces
choses-là.
Pour favoriser
davantage encore l’essor, nous mîmes en place un système de
sonorisation polyphonique de haute qualité pour que l’âme
s’envole agréablement au son de musiques liturgiques ou sacrées.
Un grand couturier
et un savant électronicien collaborèrent à l’élaboration d’un
costume vraiment confortable.
Dorénavant,
l’uniforme du thanatonaute ne serait plus un survêtement ou un
smoking. Il ressemblerait à une tenue d’homme-grenouille. À
Paris, nous choisîmes un textile blanc.
L’idée eut
beaucoup de succès. La mode vestimentaire fit son entrée dans les
divers thanatodromes de la planète. Les Nippons optèrent pour le
noir, les Américains le violet, les Britanniques le rouge. Les
photographes de presse étaient enchantés : enfin, ils disposaient
d’un visuel fort.
Il était logique
qu’au costume succède l’écusson. Le nôtre représenta un
phénix traversant des cercles de flammes allant en se rétrécissant.
À chaque
thanatodrome, ses spécificités religieuses et culturelles. Les
Africains partaient en costume de cérémonie parmi les battements
des tam-tams. Ils avaient pour écusson des éléphants, des guépards
et des perroquets. Les Jamaïcains préféraient le reggae et la
marijuana. Les Russes appréciaient les chants orthodoxes et la
vodka. Les Péruviens mâchaient des feuilles de coca et s’envolaient
sous le charme des flûtes de Pan. Ils avaient pour blason le masque
mortuaire du Grand Inca.
Les
champions internationaux faisaient la une des journaux. Chacun avait
son favori. Les paris se donnaient libre cours chez les bookmakers
londoniens. Qui serait le premier à traverser le deuxième mur
comatique ? L’Espagnol (écusson à tête de taureau) était donné
à douze contre un face à l’Américain (écusson à tête
d’aigle). Les témoignages sur les bulles-souvenirs s’accumulaient,
tous différents, tous passionnants. Les ventes du Petit Thanatonaute
illustré grimpèrent en flèche.
Dans leur boutique,
ma mère et mon frère commercialisèrent des trônes d’envol made
in Buttes-Chaumont et des boosters (j’avais mis au point une
formule placebo très bien tolérée par le foie et les reins) ainsi
que des combinaisons avec capteurs électriques. L’argent rentrait
à flots.
La thanatonautique
ne faisait pas que se répandre dans le monde, elle devenait aussi
plus confortable, plus pratique, plus précise. Grace au fauteuil à
bulle de verre protectrice et au costume, l’au-delà semblait à la
portée de tout un chacun.
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