Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 128 – HISTOIRE DE CŒUR

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jeudi 29 janvier 2015

128 – HISTOIRE DE CŒUR

Je me morfondais dans mon appartement du thanatodrome des Buttes-Chaumont, aussi seul que dans mon minuscule studio d’antan.
Stefania avait momentanément regagné la Péninsule. Amandine, Raoul et moi profitâmes de son absence pour vérifier nos appareils et lui permettre à son retour les meilleurs essors possibles.
Les repas en commun étaient devenus une lourde épreuve. Amandine se glissait régulièrement tout contre Raoul et le fixait avec davantage de gourmandise que son assiette. Certes, Raoul était encore sous le charme de la thanatonautesse italienne mais, de jour en jour, les chatteries d’Amandine s’avéraient payantes.
À mon grand désarroi, tous deux tenaient absolument à m’informer en permanence de l’évolution de leurs sentiments. J’étouffais, bouillant d’amertume, dans mon rôle d’homme de confiance.

- Tu as vu, me dit Raoul, je trouve qu’Amandine s’habille de mieux en mieux.


- Elle est toujours en noir…

Il ne m’écoutait pas.

- Elle devient de plus en plus belle, n’est-ce pas ?


- Je l’ai toujours trouvée sublime, répondis-je tristement.

Le soir même, j’apprenais qu’ils dînaient tous deux en tête-à-tête.
Ils ne rentrèrent pas dormir au thanatodrome. Je restai seul. Tout seul dans l’édifice sacré.
Je m’installai sur le trône d’envol, et là, à la croisée de toutes les énergies du thanatodrome, je tentai de mettre en pratique les conseils de Stefania. Je voulais réussir une méditation transcendantale pour quitter ma peau de pauvre type malheureux.
Je fermai les yeux, je m’efforçai de faire le vide en moi mais, mes paupières à peine closes, le suave visage d’Amandine m’apparut comme sur un écran panoramique. Elle était d’une beauté angélique, elle me considérait avec indulgence et ses cheveux blonds voilaient ses lèvres charnues.
À quoi me servait-il d’être célèbre et estimé si je n’étais même pas capable de posséder la femme de mes désirs ?
J’enrageais. Penser qu’Amandine couchait facilement sauf avec moi qui l’aimais, c’était trop bête. Je rouvris les yeux. Je les imaginai en train de faire l’amour dans un hôtel… « pour ne pas indisposer ce pauvre Michael »… J’eus un petit rire nerveux. « Merde à la thanatonautique ! » comme aurait dit Félix. Quel dommage que Stefania soit partie, elle seule aurait pu empêcher le couple de se former, alors que moi… en fait, je n’avais fait que les aider à commettre le pire. Fallait-il que je sois inconscient pour aider mon meilleur ami à sortir avec la femme de tous mes désirs !
Non, je savais que cela arriverait, de toute façon, alors je m’étais dit que, plus tôt ce serait fait, plus vite je serais fixé.
De là où j’étais, dans le fauteuil, je voyais le gibet où étaient pendues les fioles de produits boosters. À quoi bon vivre ? Et si je tentais moi aussi de franchir le deuxième mur comatique ? Après tout, je n’avais pas grand-chose à craindre de mon passé. Au pire je retrouverais Félix. Je commençai à rouler la manche de ma chemise. Un instant, je me dis que j’étais en train de me suicider par amour, comme un vulgaire adolescent boutonneux…
C’était tellement bête.
J’enfonçai l’aiguille dans la grosse veine de mon poignet qui palpitait comme pour essayer d’éviter cette épreuve.

« Tiens, prends ça, grosse veine, ça t’apprendra à ne pas avoir envoyé assez de sang dans mon cerveau pour trouver les mots qui auraient pu séduire Amandine. »
Je branchai tout l’appareillage. Je saisis la petite poire de l’interrupteur électrique.
Amandine admirait les thanatonautes, elle couchait avec les thanatonautes, elle voulait savoir ce qu’était la mort en approchant les thanatonautes, il fallait donc que je sois thanatonaute pour avoir plus d’intérêt à ses yeux.
Dire que, dans toute cette aventure, j’avais si peu participé. J’étais probablement comme ces marins espagnols qui voyaient les bateaux partir et revenir pour l’Amérique et n’étaient jamais partis eux-mêmes. On ne peut pourtant pas connaître quelque chose que par des on-dit. Il fallait se rendre sur place.

La poire de l’interrupteur électrique était poisseuse dans la paume de ma main tant elle était trempée de sueur d’angoisse.
Qu’étais-je en train de faire ?
Les mots du prêtre tibétain me revenaient aux oreilles comme une comptine d’enfance.

« Ô fils, ô Noble fils, ce qu’on nomme la mort est maintenant arrivé !
Tu quittes ce monde mais tu n’es pas le seul en ce cas, la mort vient pour tous.
Ne reste pas attaché à cette vie par faiblesse. »

Ne pas rester attaché à cette vie par faiblesse… Mon karma n’était vraiment pas terrible, durant cette existence. Dans ma prochaine vie, j’essaierais d’être un dragueur patenté faisant craquer toutes les filles. Une vie pour apprendre à dominer l’amour, une autre pour en profiter. Ouais, je meurs timide, je renaîtrai play-boy.
Je regardai encore une fois la poire de l’interrupteur électrique. J’avalai ma salive et, sans assurance, entamai le décompte rituel :

- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Déco…

La salle s’illumina.

- Il est là, maman ! cria Conrad. Qu’est-ce que tu fiches dans ce fauteuil ? On t’a cherché partout.


- Laisse ton frère tranquille, dit ma mère. Il vérifie sûrement ses trucs. Ne te dérange pas pour nous, Michael, continue. On voulait juste faire avec toi un bilan de l’activité économique de la boutique. Mais cela peut attendre.

Conrad était en train de tripoter tous les boutons des potentiomètres. D’habitude, je ne pouvais pas supporter qu’il touche à tout et je m’énervais rapidement. Ce soir-là, je ne sais pas pourquoi, Conrad, le détestable Conrad, m’apparut soudain comme le parfait exemple du brave type.
Imperceptiblement, mon doigt quitta l’interrupteur d’envol.
- On voudrait aussi avoir les dessins de ce qu’il y a après le deuxième mur pour préparer la nouvelle saison de tee-shirts ! précisa mon frère.
Ma mère s’approcha et déposa sur mon front un gros baiser mouillé.

- Et si tu n’as pas encore pris le temps de manger – tu oublies toujours de te nourrir –, il y a à la maison du pot-au-feu avec un os à mœlle, comme tu aimes. À force de dîner au restaurant, tu t’esquintes la santé. Ils ne servent que des restes et des produits de dernier choix. Ça ne vaut pas la cuisine d’une maman !

Jamais je n’avais éprouvé autant d’affection pour ces deux-là. Jamais je n’avais été aussi enchanté de les voir. D’un coup, j’arrachai l’aiguille à mon poignet. Du sang perla qu’ils ne remarquèrent pas.
Je n’étais plus habité que par une seule angoisse : y aurait-il vraiment assez de mœlle bien chaude pour l’étaler sur une tartine de pain frais avec beaucoup de gros sel ? Et un peu de poivre. Pas trop, sinon ça gâcherait le goût.

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