Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 126 – TOUJOURS STEFANIA

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jeudi 29 janvier 2015

126 – TOUJOURS STEFANIA

Une veillée funèbre avait lieu au temple tibétain de Paris. Parmi des volutes d’encens crémeux, de grandes statues d’obèses au regard malicieux nous observaient, Stefania, Raoul, Amandine et moi. Je comprenais comment cette foi avait séduit notre Italienne : la religion bouddhiste vouait un culte à de gros rieurs.

Bouddha Chinois: un gros rieur
 
Bouddha tibétain: plus sérieux
J’appris par la suite que je m’étais livré à un raisonnement par trop simpliste. Ces bouddhas étaient des bouddhas chinois, et non des bouddhas tibétains. Les bouddhas tibétains sont beaucoup plus maigres et plus sérieux. Ce devait être une erreur du ministère des Cultes mais, comme les Tibétains n’étaient pas chez eux, ils n’avaient pas osé contester et s’étaient peu à peu habitués à vivre parmi les bouddhas chinois. Les terrifiants bouddhas de leurs envahisseurs. De leurs persécuteurs. De ceux qui avaient anéanti leur peuple.
Des hommes chauves au crâne rugueux, comme frotté au papier de verre, nous saluèrent sans nous connaître. Ils étaient drapés dans des toges safran et faisaient tournoyer des cylindres de bois gravés. Ils psalmodiaient des textes dont je ne percevais pas le sens.
Puis ils se regroupèrent autour d’un gisant. Stefania nous suggéra de les rejoindre.
Un lama entreprit de déclamer une poésie que l’Italienne, polyglotte, nous traduisit simultanément.
« Ô fils, notre fils, ce qu’on nomme la mort est maintenant arrivé !
Tu quittes ce monde mais tu n’es pas seul en ce cas, la mort vient pour tous.
Ne reste pas attaché à cette vie par faiblesse.
Et même si, par faiblesse, tu y restais attaché, tu ne disposes pas du pouvoir de demeurer ici-bas. Tu n’obtiendrais rien d’autre que d’errer dans le Samsara. Ne sois donc pas attaché, ne te montre pas faible. Souviens-toi de la précieuse Trinité.
Ô noble fils ! Quelque frayeur ou terreur qui puisse t’assaillir dans le Chônyid Bardo [la zone après Moch 1 où vous agressaient des bulles de souvenirs ?], lieu où tu rencontreras la réalité, n’oublie pas ces mots et conserve leur signification dans ton cœur : va de l’avant. En eux, se trouve le secret vital de la Connaissance.
Hélas, quand l’expérience de la réalité pèsera sur moi, toute pensée de peur, de terreur, de crainte des apparences rejetées, puissé-je admettre que toute apparition n’est que reflet de ma propre conscience, puissé-je les reconnaître comme étant des apparitions du Bardo.
Au moment si essentiel d’accomplir une grande fin, puissé-je ne pas craindre les troupes de divinités paisibles et irritées que constituent mes propres pensées.
Ô fils noble ! Si tu ne reconnais pas tes propres pensées, en dépit des méditations et des dévotions auxquelles tu t’es livré ici-bas, si tu n’as pas entendu ce présent enseignement, les lueurs te subjugueront, les sons t’empliront de crainte, les rayons te terrifieront.
Si tu ignores cette clef absolue de tous les enseignements, incapable de reconnaître sons, lumières et rayons, tu erreras dans le Samsara ! »
Les paroles du lama fournissaient une parfaite explication à ce qui était survenu à Jean Bresson et à Stefania, passé le premier mur comatique. Lui était tombé dans le Chônyid Bardo. Elle avait appris à y échapper.
Un moine s’approcha du mourant et se livra à de curieux attouchements.

- Il comprime ses carotides jusqu’à ce qu’elles cessent de battre et que survienne le sommeil, nous précisa Stefania. Lorsque le souffle s’est retiré du canal central de la circulation et qu’il ne peut plus emprunter les canaux latéraux, il est contraint de s’élever et de sortir par l’orifice de Brahma.


- En clair, ce type est en train de se faire assassiner sous nos yeux ! m’exclamai-je, affolé.

Amandine eut une moue de dégoût.
Stefania me considéra avec douceur. Je pensai soudain que, moi aussi, j’avais agi comme ce lama. Au nom de la thanatonautique, j’avais tué des gens pour les expédier dans le continent des morts. Cent vingt-trois cobayes humains décédés par mes soins me ramenèrent au silence.

- Qu’est-ce que l’orifice de Brahma ? questionna Raoul.


- L’orifice de Brahma est la porte par où l’âme sort de notre corps. En fait, c’est un point situé au sommet du crâne, à huit doigts de la racine des cheveux, poursuivit notre guide.

Raoul nota l’emplacement de « l’orifice de Brahma » sur son petit calepin. Somme toute, il s’agissait d’un port de départ pour le Continent Ultime.
Face à l’agonisant, le lama évoquait le premier Bardo, le premier monde de la mort où il arriverait bientôt. Il le lui décrivit comme « le monde de la vérité en soi ».

- C’est maintenant, dans l’intervalle entre l’arrêt de la respiration extérieure et la cessation du courant interne, que le souffle s’engouffre dans le canal central, nous chuchota Stefania. Il n’existe plus de conscience dans ce corps-ci. Plus le sujet est sain, plus la phase est longue. L’évanouissement peut durer jusqu’à trois jours et demi chez un homme en bonne santé. C’est pour cette raison que nous n’enterrons ni ne disséquons aucun cadavre avant que quatre jours se soient écoulés depuis son trépas. En revanche, si le mort est submergé de péchés et que ces canaux subtils sont impurs, l’instant ne durera qu’une seconde.


- À quoi servent ces quatre jours ? Demandai-je.


- À reconnaître progressivement la lumière.

Le bouddhisme tibétain avait décidément réponse à tout. Pour ma part, je me rappelai avec effroi ces histoires de gens qui se réveillaient, enfermés dans leur cercueil enfoui profondément sous la terre. Ils avaient été enterrés trop tôt ! Certains tapaient longuement sur les parois, désespérés, avant de succomber véritablement au manque d’air. D’autres avaient la chance qu’un passant ou un gardien entende leurs appels et étaient considérés comme des miraculés. Quelques-uns exigeaient même d’être enterrés avec une cloche pour signaler éventuellement leur réveil. Et si on se réveillait en plein milieu de la fournaise d’un crématorium ? Il valait vraiment mieux attendre quatre jours…
Jadis, on différenciait mal la mort du coma profond. C’est pourquoi il y avait beaucoup d’enterrés encore vivants. Et aujourd’hui ? J’étais bien placé pour savoir que parfois subsistaient encore des doutes. Arrêt du cœur, arrêt du cerveau, arrêt des sens, quel était le véritable signe du basculement complet dans la mort ?
À la sortie du temple tibétain, nous allâmes nous promener au cimetière du Père-Lachaise pour nous détendre. Raoul et Stefania marchaient devant en plaisantant. Amandine et moi traînions derrière.

- Cette façon d’aguicher Raoul, c’est obscène ! pestait ma jolie blonde. Une femme mariée, en plus ! J’ignore ce que fait son époux là-bas en Italie mais il ferait mieux de surveiller sa femme.

Je n’avais jamais vu Amandine si mécontente. C’était comme si, pour elle, la conquête de l’au-delà avait soudain perdu toute son importance, comme si ne comptait plus que sa seule jalousie !
Elle était sortie avec Félix. Elle était sortie avec Jean. À présent, elle désirait Raoul et me le confiait crûment, à moi qui ne rêvais que d’elle et qu’elle ne voyait pas !
Mon amour était cependant si fort que je m’efforçai de la rassurer.

- Ne t’inquiète pas, dis-je. Raoul a la tête sur les épaules.

Elle passa son bras sous le mien.

- Tu crois qu’il ressent quelque chose pour moi ou qu’il ne me considère que comme une simple assistante ?

Pourquoi faut-il que les femmes me choisissent toujours comme confident ? Et les femmes que je désire, en plus !
Évidemment, je prononçai la pire phrase :

- Je crois qu’au fond de lui, Raoul… t’aime.

Il faut être bête comme moi pour dire de pareilles insanités.
Aussitôt elle fut ragaillardie.

- Tu crois vraiment ? me dit-elle sur un air guilleret.

Je m’enfonçai davantage. Au point où j’en étais, c’était difficile de faire pire. Pourtant j’y parvins.

- J’en suis même persuadé. Mais… il n’ose pas te l’avouer.

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