Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 121 – STEFANIA, SON HISTOIRE

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jeudi 29 janvier 2015

121 – STEFANIA, SON HISTOIRE

Stefania adorait bavarder. Elle nous confia volontiers son histoire. Petite, elle était proportionnellement plus épaisse encore que maintenant. Ses parents étaient restaurateurs et ne lésinaient pas sur la nourriture. Le soir, il fallait terminer les restes qui ne pouvaient pas se conserver jusqu’au lendemain. Simple question d’économie. N’empêche, septième de quatorze enfants, c’était elle la plus grosse et la risée de ses frères et sœurs.
On la surnommait « Poire caramel ». Sa propre mère ne faisait rien pour lui enlever son complexe. Elle lui achetait par avance des vêtements trop larges. « En prévision du futur », disait-elle, fataliste.
Ces habits si amples, si vastes, elle n’y flottait d’ailleurs jamais longtemps. Rapidement, son corps en conquérait le volume.
À l’école, tout le monde se moquait de « Poire caramel » et plus on riait d’elle, plus elle avait faim. Elle avait pourtant l’impression de se nourrir normalement, se contentant de pain avec ses pâtes, de beurre avec son pain et de sauce bolognaise avec son beurre. Mais quand l’angoisse de rester à jamais laide et obèse fondit brusquement sur elle, elle n’eut même plus le temps de réchauffer les plats. Elle avalait ses spaghettis crus, ouvrait à toute vitesse des boîtes de choucroute ou de cassoulet qu’elle engloutissait aussitôt.
Elle se représentait son corps comme une immense poubelle qu’elle ne parvenait jamais à remplir à ras bord. Dans sa phase de plus grande anxiété, elle en arriva à peser plus de cent trente kilos.
Bien sûr, elle avait entamé au moins cent fois un régime, mais son besoin de manger était plus fort que celui de se faire plaisir en maigrissant. À la période « ingestion de nourriture crue », succéda un temps de trouble rapport à la nourriture. Elle mangeait, elle mangeait, et puis elle se forçait à vomir pour vider son estomac. Simultanément, elle se gorgea de laxatifs. Comprenant qu’elle mettait sa santé en danger, ses parents tentèrent de la raisonner, mais si le poids anormal de leur enfant les accablait, ils étaient en admiration devant son esprit si agile. Car la petite Stefania avait, dès la maternelle, fait preuve de véritables dons intellectuels. Elle sautait une classe sur deux, obtenait les meilleures notes en toutes les matières, des mathématiques à la philosophie en passant par la géographie et l’histoire.
Les Chichelli renoncèrent à raisonner une fille visiblement plus intelligente qu’eux : « Si elle se conduit ainsi, c’est qu’elle doit avoir des motivations qui nous échappent », soupira son père après l’avoir surprise recrachant de la semoule de couscous crue sucrée au sirop de grenadine.
Son obésité empêchait évidemment Stefania de se mouvoir librement dans l’espace. Soucieuse, à la puberté, de séduire le sexe opposé en dépit de son poids, elle entreprit d’acquérir une démarche sensuelle. Jusqu’ici, elle avançait jambes écartées à la manière d’un canard afin de s’assurer une bonne prise sur le sol sans que ses kilos superflus ne la fassent chuter. Elle se contraignit donc à tenir ses mollets bien parallèles jusqu’à pouvoir porter des escarpins à hauts talons sans craindre de perdre son équilibre ou de se tordre les chevilles. Elle acquit ainsi une démarche assurée.
Les hommes se mirent à la considérer avec convoitise. Tout tenait dans l’art de bouger son corps. Après la marche, elle apprit à s’asseoir avec grâce, à s’allonger voluptueusement à demi sur un canapé, à tenir le cou bien droit au lieu de rentrer la tête dans les épaules. Aucun mouvement n’était anodin.
Pour mieux maîtriser ses gestes, Stefania acquit un chaton dont elle imita tous les mouvements. Elle avait compris qu’une bonne technique lui permettrait de mieux gérer son handicap.
Le félin savait non seulement admirablement se mouvoir mais adoptait tout naturellement au repos des positions d’une grande élégance.
Stefania s’adonna ensuite au yoga et à des sports réclamant une importante force physique tels que l’alpinisme. Certes, ses os supportaient toujours cent kilos de graisse mais eux-mêmes recouvraient des muscles puissants et un squelette dorénavant doté de beaucoup de souplesse.
Compenser. Elle était en passe de compenser.
Le yoga ne suffisait plus. Un bouddhiste tibétain surgit opportunément et elle sut s’en faire un ami. Ce ne fut pas très difficile. L’homme aimait les grosses. Dans nombre de pays du tiers monde, les gros sont enviés pour leur richesse qui leur permet de se nourrir en abondance et considérés comme des demi-dieux. Mais comme il estimait aussi l’esprit de Stefania et qu’il voyait bien que ses formes la rendaient malheureuse, le Tibétain lui apprit que le corps n’était pas une prison hermétiquement close et qu’il était aisé de s’en évader. Par la méditation, on pouvait quitter et regagner à sa guise cette « enveloppe » éphémère.
Il enseigna à la jeune fille quelques techniques de décorporation qu’elle assimila d’autant plus facilement qu’elle s’était déjà accoutumée à maîtriser une grande discipline physique.
Enfin, Stefania était libérée de sa graisse ! En lui permettant de se décorporer, la méditation l’avait sauvée.
Pour éviter toute manifestation de scepticisme de notre part, elle déclara se moquer de savoir si nous la croyions ou non. Nous la rassurâmes bien vite : ce qui nous intéressait vraiment, c’était surtout de comprendre comment elle s’y prenait.
Avec un grand rire, elle consentit à nous éclairer.
À l’heure où les habitants de la Péninsule s’adonnent généralement à la sieste, Stefania s’asseyait en position du lotus et se concentrait sur son envol. Une grande bourrasque envahissait alors sa chambre, arrachant son ectoplasme et l’emportant au-dehors. Elle sortait en général par la fenêtre, plus rarement par le toit et jamais par la porte.

- Les portes sont destinées aux entrées et aux sorties des corps physiques, nous expliqua-t-elle. Il ne faut pas tout mélanger.

Au début, elle éprouva quelques craintes. Aussitôt franchie la fenêtre, elle entrait en effet en contact avec toutes sortes d’esprits, volants eux aussi. Or, il y en avait des bons et il y en avait des mauvais. Il importait de les distinguer.

- En général, les mauvais rasent le sol, mais si on ne parvient pas à se maintenir suffisamment haut au-dessus des toits, ils peuvent devenir menaçants et vous attaquer. Dès qu’on perd de l’altitude, il faut donc regagner très vite son corps pour leur échapper.

Quels étaient exactement ces esprits mauvais ? Stefania se déclara incapable de les définir. Il fallait la croire sur parole. Néanmoins, grâce à la méditation, elle s’affirmait apte à parcourir toute la planète à une vitesse prodigieuse.
Bon, son esprit était devenu léger mais son corps restait toujours aussi pesant. Elle fuyait son problème, elle ne l’affrontait pas. Elle y fut cependant contrainte par un terrible jour de février. Pensionnaire, elle s’était retrouvée, au lycée, coincée au fond d’une baignoire par une bulle d’air qu’emprisonnaient ses bourrelets de graisse. Elle se débattit comme une tortue sur le dos.
Encouragées par les brimades de sa professeur de gymnastique, ses compagnes de pension profitèrent de son impuissance pour déverser sur elle toutes sortes d’immondices.
Quand elles finirent par se lasser et par l’abandonner à son sort, grelottante dans l’eau maintenant glacée, ses progrès en méditation ne lui servirent en rien. Elle avait beau se débattre, son corps était prisonnier d’une coquille de fer-blanc et son âme trop affolée pour s’élever.
Une femme de ménage la délivra plusieurs heures plus tard. Aidée de plusieurs collègues, elle se servit de balais comme de leviers pour décapsuler Stefania de sa baignoire.
Cette humiliation la marqua pour la vie. Stefania décida qu’elle se vengerait et grâce à son arme secrète : son ectoplasme !
S’il traversait les murs, il pouvait aussi bien traverser les chairs ! Chaque soir, elle se mit donc en chasse, décidée à frapper toutes celles qui l’avaient mortifiée. Elle profita de leur sommeil pour envahir ses victimes, commençant par leurs orteils puis remontant jusqu’à leur crâne. Elles s’éveillaient en proie à d’atroces migraines, après avoir vécu d’abominables cauchemars.
Elle garda le meilleur pour la fin. En dernier, elle s’en prit à sa prof de gym, la seule personne adulte présente lors de son calvaire, et qui s’était jointe à ses tortionnaires au lieu de les chasser. Stefania pénétra au plus profond de son cœur, y provoquant des arythmies. Par moments, le muscle cardiaque battait très vite, à d’autres il s’éteignait presque.
La femme s’éveilla en sueur. Elle effectua vainement quelques exercices qu’elle savait propres à calmer ces palpitations. Comprenant qu’il se produisait en elle un phénomène étrange, elle s’agenouilla vivement et pria avec ferveur pour être délivrée du fantôme qui l’avait possédée.
Stefania s’en alla avant qu’une crise cardiaque ne terrassât définitivement la malheureuse. Elle revint pourtant régulièrement la persécuter.
Elle s’enivrait de la puissance que lui offrait le contrôle de son ectoplasme. Elle s’en servait pour sa vengeance et donc pour le mal ; dans beaucoup de religions, cela s’appelle la magie noire.
Elle se vanta auprès de son ami tibétain qui la supplia d’y renoncer. La magie noire, lui dit-il, finit toujours par vous happer et par vous dominer au point que vous ne pouvez plus la maîtriser.
Il fallait que Stefania renonce définitivement à la vengeance. Vengeance contre ses ennemis. Vengeance aussi contre son propre corps.
Elle persévéra. Toutes ses compagnes de classe étaient sous aspirine. La prof de gym eut une fausse couche. Et le regard de Stefania était de plus en plus noir ! Plus personne n’osait la regarder en face. Obscurément, tout le monde sentait qu’elle était à l’origine de faits mystérieux. Jadis, on l’eût accusée de sorcellerie. En plein XXe siècle, une telle assertion aurait couvert ses auteurs de ridicule.
Quelques filles lui présentèrent des excuses. Stefania les repoussa d’un haussement d’épaules. Et elle continua à frapper. S’en prenant aux systèmes digestifs, elle provoquait des ulcères aux estomacs détestés.
En dernier recours, comprenant que Stefania risquait de basculer définitivement du côté de la « grande colère », son ami bouddhiste tibétain lui confia le secret des réincarnations. Sa religion assurait que chacun, dans ses vies futures, payait pour les bonnes et mauvaises actions accomplies durant son existence présente. Chaque vie devait servir à nous enseigner quelque chose. Amour. Passion. Art. Voilà à quoi on devait consacrer son énergie, à s’améliorer plutôt qu’à détruire. S’en prendre aux autres, c’était vraiment leur accorder trop d’importance !
Stefania se boucha les oreilles. Se produisit alors un événement qui la bouleversa et l’obligea à écouter. Ses compagnes de classe attaquèrent toutes ensemble la femme de ménage qui l’avait sauvée. Elles savaient qu’elle était l’unique amie de « Poire caramel ». Certes, elles n’avaient voulu qu’un peu la bousculer, mais la nuque de l’infortunée heurta l’angle d’un mur. Coup du lapin. La mort fut instantanée.

- C’est ta faute si elle est morte, déclara son ami bouddhiste tibétain. C’est ta faute si ses enfants sont maintenant orphelins. Tu as abîmé ton karma. Si tu ne te décides pas immédiatement à renoncer à ta vengeance, tu en paieras mille fois le prix !

Et sur cet ultime avertissement, exaspéré, il la quitta. Consternée, Stefania comprit qu’il était grand temps de laver son âme de toute la noirceur qui l’avait envahie. Après la boulimie, survint l’anorexie. Elle détestait toujours son corps, même à présent qu’il fondait sous la famine.
Pour retrouver la paix de l’âme, Stefania décida d’avancer plus avant dans la sagesse bouddhiste tibétaine. Une lamaserie l’accueillit à Padoue. Elle espérait qu’une fois sa sérénité retrouvée, son ami réapparaîtrait. Mais elle ne le revit jamais. Et regrossit.
Elle se maria pour complaire à sa famille et accomplir son destin de femme italienne. Mais jamais plus elle ne serait une femme comme toutes les autres. Elle s’était trop avancée sur la voie de la méditation.
Plusieurs années s’écoulèrent avant qu’elle entendît parler de ces Français qui avaient inventé la thanatonautique. Elle voulut, elle aussi, partir à la découverte du continent des morts. Ne serait-ce que pour retrouver la femme de ménage qui l’avait sauvée.
Ses amis lamas connaissaient son histoire, savaient comme elle s’était d’abord adonnée au Mal pour revenir vers le Bien. Ils la gavèrent de lasagnes et de polenta pour lui donner l’énergie du voyage.
Et c’est ainsi qu’elle franchit Moch 1 !
Nous la considérâmes avec admiration. Elle nous examina à tour de rôle, puis annonça :

- Je perçois parfaitement vos karmas1. Pour moi, vous êtes tous comme des livres ouverts. Raoul, toi tu es un guerrier. Tu te trouves en plein milieu de ton cycle de réincarnations. Tu es furieux parce que tu as entamé, dans ta vie précédente, quelque chose que tu n’as pas eu le temps de finir. D’où ton impatience à réussir dans cette existence-ci.


-  Tu as raison, reconnut Raoul. Mais c’est dans cette vie-ci que j’ai quelque chose à régler.

Stefania décréta que j’étais une âme jeune et pure, incapable de faire le mal parce que je n’y voyais aucun intérêt. Je n’étais qu’au tout début de mon cycle de réincarnations et donc touchant d’ignorance.

- Tu es suffisamment intelligent pour en avoir pris conscience, souligna-t-elle. C’est déjà beaucoup. Aussi as-tu choisi le chemin de la connaissance et c’est le bon chemin.


- Possible, rétorquai-je, agacé qu’on résume ainsi ma personnalité en trois phrases à l’emporte-pièce.

Stefania jugeait quand même les gens un peu trop rapidement. Elle se tourna vers Amandine :

- Toi, ce que tu aimes surtout, c’est faire l’amour, n’est-ce pas ?

Amandine rougit jusqu’aux oreilles.

- Et alors ? demanda-t-elle. En quoi cela t’intéresse-t-il ?


- Je sais, la calma Stefania. Ça ne regarde que toi. Mais, vois-tu, tu donnes trop aux autres. Tu t’imagines ne pouvoir te réaliser pleinement qu’à travers l’amour physique. Quelle erreur ! L’énergie sexuelle est la plus puissante des énergies. Si tu ne l’utilises que pour l’orgasme, tu l’épuiseras en vain. Tu dois apprendre à gérer ce capital et à canaliser cette énergie.

1- Rudolf Steiner, le karma en VI tomes.

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