Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 118 – STEFANIA

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jeudi 29 janvier 2015

118 – STEFANIA

La thanatophobie dura près de six mois. Six mois d’oisiveté forcée, de discussions et de questions ressassées au restaurant thaïlandais de M. Lambert, d’errances au Père-Lachaise, de poussière accumulée dans notre thanatodrome. Dans le penthouse, les plantes envahissaient le piano. Nous ne voyions presque plus Lucinder. Même Vercingétorix, son chien, était morose. Amandine s’était mise à la cuisine et tentait de nous consoler en nous préparant des plats épicés. On jouait aux cartes. Pas au bridge, parce que personne ne voulait faire le… mort.
La lueur d’espoir que guettait Raoul surgit de là où nous l’attendions le moins. Pas des États-Unis où nous savions que la NASA était engagée dans des recherches ultrasecrètes, ni de Grande-Bretagne où Bill Graham avait pourtant laissé derrière lui des émules désireux de suivre ses traces. Notre salut vint d’Italie.
Nous étions au courant de l’existence, à Padoue, d’un thanatodrome très performant mais nous pensions que, comme le nôtre, il était actuellement en sommeil. Or, si les Italiens avaient mis leur programme en veilleuse, ils n’en avaient pas pour autant abandonné complètement leurs décollages. Le 27 avril, ils annoncèrent qu’eux aussi étaient parvenus à envoyer quelqu’un au-delà du premier mur comatique et que leur thanatonaute avait regagné son enveloppe charnelle en rapportant un témoignage nettement plus rassurant que celui de Jean Bresson.
Paradoxalement, les journalistes qui avaient d’emblée prêté foi aux horreurs rapportées par Jean Bresson se montraient sceptiques face à l’exubérance et à l’optimisme des Italiens.
Le thanatonaute italien était en fait une thanatonautesse. Elle se nommait Stefania Chichelli.
Raoul examina longuement son portrait à la une du Corriere della Sera. La jeune femme souriante expliquait dans l’article qui lui était consacré qu’après Moch 1 elle avait découvert une vaste lande obscure et noirâtre où elle avait dû lutter contre des bulles de souvenirs particulièrement agressives. Étonnés, ses collègues lui avaient fait répéter ses propos sous sérum de vérité et son récit était demeuré identique.

- Elle ne ment donc pas, dis-je.


- Évidemment que non ! bondit Raoul. Ce qu’elle raconte est parfaitement cohérent.

Je restai songeur

- Ainsi, Bresson a tout simplement affronté son passé et l’a trouvé si terrible qu’il n’a pas pu le supporter.

Amandine savait que notre cascadeur n’avait jamais subi de psychanalyse. À certains moments, elle avait pensé qu’il en avait besoin tant il se montrait discret sur son passé. Nous décidâmes d’une enquête et découvrîmes qu’en effet Jean avait connu une enfance particulièrement traumatisante. Il l’avait enfouie sous une chape de silence mais toutes ses protections avaient explosé au passage de Moch 1. Tant d’affreux souvenirs lui étaient revenus en mémoire qu’il n’avait pu tenir le choc.
Amandine aurait voulu le consoler. Mais, une fois pour toutes, Bresson avait renoncé au monde. Il ne répondait pas aux tambourinements répétés sur la porte de sa forteresse et il avait définitivement décroché son téléphone.
Curieux, nous invitâmes l’Italienne à venir recevoir à Paris la médaille de la Légion d’honneur thanatonautique créée par Lucinder. La cérémonie eut lieu sans tambours ni trompettes. Nous préférions pour l’heure éviter tout tapage médiatique.
Stefania Chichelli était une petite femme replète au beau visage poupin. De longs cheveux noirs ondulés lui tombaient jusqu’au bas du dos. Son jean et son chemisier paraissaient sans cesse sur le point d’éclater, mais elle ne manquait pas de charme avec ses fraîches joues rondes et son sourire enfantin.
Dès l’aéroport elle nous serra dans ses bras, comme pour nous signifier que nous appartenions tous à une même grande famille, celle des « thanatonautes qui ne craignent pas la mort ». Puis elle éclata d’un grand rire, ravageur et surprenant.
Nous l’entraînâmes au restaurant thaïlandais. Dans l’expectative, Lucinder avait préféré se faire excuser.
Ayant vécu plusieurs années à Montpellier, Stefania parlait un français impeccable, à peine ensoleillé d’un délicieux accent transalpin. Elle entreprit d’engloutir des platées de vermicelle aux champignons noirs. La bouche pleine, elle émaillait ses phrases de son rire tonitruant. Jamais je n’avais vu Raoul aussi attentif.
Tout en l’écoutant, négligeant sa propre assiette, il la dévorait quasiment des yeux.
Stefania récapitula. Derrière le premier mur, il y avait une zone sombre et pestilentielle où il ne faisait pas bon s’attarder. Des bulles de souvenirs vous assaillaient comme autant de diables et cherchaient à vous détourner de la belle lumière. Cependant, comme elle était montée avec la ferme intention de redescendre, Stefania ne s’était laissé captiver ni par la merveilleuse lueur ni par les démons du passé.
Toujours intéressé par les techniques de décollage – après tout c’était ma partie –, je lui demandai ce qu’elle utilisait pour s’envoler.

- Méditation tibétaine plus boosters légers au chlorure de potassium. Je n’ai pas envie de m’esquinter le foie !1


- Méditation tibétaine ! s’exclama Raoul.

Il manqua de s’étouffer, recracha poliment derrière sa main trois jeunes pousses de soja jaunâtres et demanda :

- Vous êtes… mystique ?


- Évidemment, pouffa la thanatonautesse. Aller vers la mort constitue un acte foncièrement religieux, spirituel tout au moins. Un produit toxique permet de décoller mais comment aller loin sans discipline de l’âme ? Comment décoller proprement sans foi en Dieu ?

Nous restâmes bouche bée. Jusqu’ici nous étions parvenus à ne pas mêler la religion à nos expérimentations scientifiques. Raoul et moi nous intéressions naturellement à toutes les mythologies antiques et aux diverses croyances du monde mais, dans la pratique, nous ne voulions pas nous alourdir de superstitions, quelles que soient leurs provenances.
D’ailleurs, fondamentalement, Raoul était athée. Il s’en vantait, considérant que l’athéisme était la seule attitude possible pour un homme moderne désireux de conserver en tout une attitude scientifique. Pour lui, le scepticisme constituait un progrès par rapport au mysticisme. Dieu n’avait pas été démontré, donc il n’existait pas.
Pour ma part, j’étais plutôt agnostique. En fait, j’avouais mon ignorance. L’athéisme même m’apparaissait comme un comportement religieux. Affirmer l’inexistence de Dieu, c’est déjà professer une opinion en la matière. Je n’ai jamais eu tant d’orgueil. Si jamais un dieu daignait se manifester auprès de nous, misérables créatures terriennes, je changerais sans doute d’attitude. En attendant, je demeurais dans l’expectative.
Mon agnosticisme correspondait à ma vision du monde, laquelle n’était qu’un immense point d’interrogation. Car, si je n’avais aucune opinion sur Dieu, je ne prétendais pas non plus en avoir davantage sur le monde ou sur les hommes. Je n’avais jamais bien compris les êtres de mon entourage, ce qui m’arrivait me semblait toujours survenir par hasard. J’avais cependant parfois l’impression que la nature était douée d’une intelligence propre qui me dépassait.
Raoul pressait Stefania de questions :

- Vous êtes quoi ?


- Bouddhiste tibétaine !


- Bouddhiste ?


- Et alors, ça vous gêne ?


- Non, non, pas vraiment ! s’excusa-t-il, soucieux de ne pas irriter notre opulente consœur. Au contraire même, la mythologie tibétaine me passionne. Seulement, je ne m’imaginais pas les bouddhistes tibétains comme… comme vous !


- Moi, je ne connais rien aux bouddhistes tibétains. Vous êtes la première que je rencontre, dit doucement Amandine.

Stefania enfourna trois pleines fourchettes de poulet au lait de coco et à la coriandre.

- Nous, les bouddhistes tibétains, nous ne vous avons pas attendus pour nous intéresser à la mort. Ça fait plus de cinq mille ans qu’on se penche sur le sujet. Le Bardo Thödol, notre livre des morts, constitue un parfait petit manuel pour se livrer à une Near Death Expérience. Je me décorporais déjà vers l’au-delà que nul n’avait encore entendu parler de votre Félix Kerboz !

Je perçus soudain une certaine irritation sous le masque suave d’Amandine. Pour la première fois, dans notre petit cercle, elle n’était pas au centre de toutes les attentions. Elle n’était plus la seule femme parmi nous et, jalouse, elle voyait Raoul tomber sous le charme, subjugué par les insolites propos de cette Italo-Tibétaine.
Le repas se poursuivit cependant dans la bonne humeur. Raoul Razorbak affichait une allégresse que je ne lui connaissais pas. Il avait enfin découvert une femme qui, comme lui, n’avait qu’un seul véritable sujet d’intérêt : la mort.

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