Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 116 – THANATOPHOBIE

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jeudi 29 janvier 2015

116 – THANATOPHOBIE

Après l’affaire Bresson, nous traversâmes une grande et longue phase de marasme. Tout le monde redoutait la mort et les cauchemars indescriptibles dont avait parlé Jean. Il y eut pourtant d’autres thanatonautes pour traverser le mur. Mais leurs témoignages ne furent pas plus rassurants. Certains parlaient de leur rencontre avec la Grande Faucheuse, un squelette armé d’une faux qui faisait siffler son arme pour couper les cordons ombilicaux des imprudents qui s’étaient aventurés trop loin.
Un thanatonaute-marabout africain rapporta avoir évité un serpent géant qui crachait du feu. Un chaman islandais prétendit s’être heurté à un dragon rigolard aux dents enduites de sang.

- Ce qui est étrange, c’est que la vision de la mort varie selon les cultures, se contenta de marmonner Raoul, et il fit semblant de se livrer à des calculs avec son compas.

Mais je savais que sa remarque ne le rassurait même pas.
Les témoignages des nouveaux thanatonautes devenaient de plus en plus effrayants. Ils parlaient de centaines d’araignées géantes crachant du venin putride, de rats volants aux longues incisives pointues. On se serait cru en plein récit de Lovecraft. Les descriptions de monstres s’accumulaient, toujours plus démentes.
Un thanatonaute portugais encore ahuri par son atterrissage raconta avoir croisé une chauve-souris dont la tête était ornée d’un collier de crânes humains. Les récits devenaient plus horribles jour après jour.
Moi-même je me mis à redouter la mort. J’étais gagné par ce qu’il fallait bien appeler la « thanatophobie » ambiante. Le Petit Thanatonaute illustré, avec ses représentations hyperréalistes, en rajoutait dans le sanglant et le répugnant. La mort, vraiment, c’était à vous faire mourir une seconde fois de peur dès votre trépas ! Où était le repos éternel durement gagné, s’il fallait affronter, sitôt trépassé, tous ces monstres tapis derrière Moch 1 ? Car, à en croire les témoignages des thanatonautes internationaux, ils semblaient tous là, cachés à nous attendre, après Moch 1, qu’on les nomme Diable aux pieds fourchus, Chtulu vaporeux, Dragon gluant, Griffon enflammé, Chimère ricanante, Incube, Succube, Minotaure, Dévoreur d’âmes.
La mort est un piège. La lumière nous attire et les démons surgissent dès son premier rideau.
Inutile de dire que le nombre de suicides chuta du jour au lendemain. Tous les sports réputés dangereux – course automobile, boxe, parachutisme, motocyclisme, saut à cheval, à ski ou à l’élastique – furent peu à peu abandonnés par des amateurs de sensations fortes de moins en moins nombreux. Les dealers n’arrivaient plus à fourguer leur came. Les marchands de tabac fermaient leurs portes. Les pharmacies prospérèrent.
Pour plus de sécurité, la puissance des prises électriques fut abaissée.
Beaucoup de balcons furent grillagés. De multiples paratonnerres hérissaient les toits. Les couturiers mirent en vogue des vêtements rembourrés qui donnaient des allures de pantins à leurs porteurs mais s’avéraient protecteurs en cas de chute. On construisit des rambardes le long des falaises bretonnes.
Au laboratoire, Raoul, qui s’efforçait de demeurer serein dans cette tempête, dessina sur la carte derrière le premier mur un couloir noir orné d’un point d’interrogation.

- Que peut-il bien y avoir derrière qui ait tant effrayé Bresson et les autres ?

Nos expériences étaient pour l’heure suspendues, faute du moindre thanatonaute volontaire. Nous nous réunissions régulièrement au Père-Lachaise, histoire de prendre l’air et de réfléchir de concert.

- Que pense Lucinder ? demanda Amandine.


- Il se contente de répéter « et si Bresson avait raison ? », répondit Raoul. Lui a été enchanté par l’au-delà vu de loin. Il se dit maintenant que, de près, ce pourrait être bien moins intéressant.


- Mais tous les gens qui volaient autour de lui semblaient impatients de se précipiter là-bas, insistai-je.

- Miroir aux alouettes ! C’est lorsqu’on est tout près qu’on comprend qu’on n’aurait jamais dû y aller. Lucinder n’est plus du tout convaincu que la mort soit une partie de plaisir.

Amandine, Raoul et moi étions en plein désarroi. Nous nous étions donné tant de mal pour dévoiler une horreur qui aurait dû demeurer à jamais la plus ultime des surprises.
Tous nos actes, bons ou mauvais, ne nous conduisaient qu’à cette abomination finale. Peut-être était-ce cet inéluctable enfer, ce zoo grouillant de tortueux serpents et de ricanants vampires que toutes les religions du monde avaient cherché à dissimuler ?
Quelle boîte de Pandore avions-nous ouverte ? Quelles forces néfastes avions-nous libérées avec notre curiosité malsaine ? Nous voulions connaître le mystère de la mort… celle-ci nous donnait une sacrée leçon.

- Lucinder souhaite tout abandonner, dit Raoul. Il songe même à démissionner. Il préférerait que les livres d’histoire évitent de mentionner ses petites incursions lugubres.


- Et toi ?

Raoul était aussi à l’aise sur une pierre tombale que sur un divan. Il se cala contre une stèle.

- Ce serait trop facile de renoncer au premier pépin. En débarquant en Afrique, en Australie ou en Indonésie, les premiers explorateurs ont dû faire face à des tribus cannibales, à des forêts hostiles pleines de scorpions mortels et autres animaux sauvages et inconnus. Ils n’ont pas reculé pour autant. Toute exploration comprend sa part de danger. Il ne s’agit pas de partir se promener dans un jardin de roses, avec sur le côté des balançoires pour enfants. Aventure est synonyme de danger !

L’esprit fertile de Raoul s’était forgé des raisons de persévérer. Lui ne tenait pas du tout à abandonner la thanatonautique. Il agita les oiseaux qui lui servaient de mains.

- Toutes ces visions sur l’après-Moch 1 ne concordent pas entre elles, et que tous les témoignages soient négatifs ne signifie pas grand-chose. Jean Bresson reste dans le vague. Lui qui nous avait habitués au sérieux et à la méthode, il ne fait qu’accumuler les adjectifs : horrible, affreux, ignoble… Avec pour seule précision que tout est noir !


- Conclusion ?

Il alluma une de ses cigarettes biddies, se leva, étira ses longues jambes et exhala la fumée d’eucalyptus :

- Conclusion : nous ne pouvons permettre à quelques froussards de stopper nos travaux.


- Jean n’est pas un froussard et il est incapable de mentir, déclara la toujours loyale Amandine.

- Ses sens ont pu l’abuser, remarqua Raoul. Peut-être aussi qu’à une phase de séduction en succède une autre de répulsion…


- Moi aussi je le crois sincère, mais ce qui me tracasse, ce sont toutes ces visions différentes. Il semblerait que, passé le premier mur, l’au-delà se personnalise. Tu te souviens du Livre des morts égyptien, Michael ? Il racontait que le mort devait affronter des monstres mais que, s’il parvenait à les vaincre, il poursuivait alors tranquillement sa route. Une épreuve initiatique, en somme, que Jean s’est montré incapable de surmonter ! D’où ses déductions un peu simples que tout n’était qu’horreur après Moch 1.

Je considérai Amandine. Sa vision était mon paradis, ses yeux bleu marine mon grand voyage. Pourquoi chercher plus loin ? Elle masqua le regard qui me tétanisait sous d’épaisses lunettes opaques.

- Alors, Raoul ?


- Alors, nous mettons nos travaux en veilleuse et nous laissons passer le temps. Une nouvelle chasse l’autre. Les gens oublieront la thanatophobie. Et nous poursuivrons pour l’amour de la science !

Entre-temps, Lucinder abolit sa loi interdisant l’acharnement thérapeutique. Nul ne voulait plus se risquer à débrancher un patient pour l’expédier vers on ne savait où. Avant de pénétrer dans un bloc opératoire, les malades laissaient de gros chèques leur garantissant le plus long maintien à l’état de légume en cas d’échec.
Amandine ne revit jamais Jean Bresson. Plus personne ne le revit, d’ailleurs. Il avait finalement encaissé la prime de Lucinder qu’il avait utilisée pour la construction d’un abri antiatomique. Il s’y était enfoui entre des étagères pleines de boîtes de conserve et de réserves d’eau minérale et nul n’entendit plus parler de lui.

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