Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 109 – MOCH 1

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jeudi 29 janvier 2015

109 – MOCH 1

Bill Graham disparu, nous restions toujours en tête de la thanatonautique mondiale. Mais derrière, tout un peloton se regroupait pour nous rattraper et peut-être nous dépasser.
Jean Bresson s’échinait contre le premier mur. Si ce qu’il y avait derrière la Terra demeurait incognita, la corolle de l’entonnoir, en revanche, était de mieux en mieux connue. Les thanatonautes du monde entier en grappillaient les parois centimètre par centimètre comme des spermatozoïdes pressés.
Le magazine londonien continuait à représenter les pionniers de la mort comme des petits oiseaux picorant la mâchoire d’un crocodile bâilleur. « Approchez, les petits, j’ai toujours faim », disait la légende d’un troisième dessin, montrant le reptile, gueule ouverte, quelques écailles recouvertes de sang et de plumes censées représenter le pauvre Bill.
Jean Bresson n’en perdait pas son calme pour autant. Comme Raoul, il pensait que ce n’était que petit à petit que nous parviendrions à grignoter le mur comatique.
Publicité ou désir d’encourager la science, le président Lucinder créa un trophée assorti d’un prix important : la coupe « Moch 1 » et 500 000 F pour le champion qui le traverserait le premier et reviendrait indemne raconter son voyage.
Des vocations naquirent.
L’heure des « sportifs » avait sonné. Il s’agissait de jeunes gens convaincus de l’impuissance et de l’inutilité de thanatodromes officiels par trop timorés. Ils se proposaient et de partir et de revenir comme bon leur semblait. Après tout, récompensée par une coupe, la thanatonautique s’apparentait à présent au saut à la perche ou à la course de haies. Nous entrâmes donc dans ce que j’appelai la phase « gymnastique ».
Des clubs, des sociétés privés élaborèrent leurs propres pistes d’envol, avec des boosters copiés sur les nôtres. Un esprit ingénieux eut l’idée d’un journal, Le Petit Thanatonaute illustré, fournissant des conseils pratiques et proposant les derniers plans du continent des morts. Des fans échangeaient par petites annonces des recettes pour mieux décoller, vendaient des fioles de Propofol ou de chlorure de potassium volés dans les hôpitaux, et même des fauteuils de dentiste.
Y étaient évidemment inclus des posters des plus célèbres thanatonautes, Félix Kerboz, Bill Graham et Jean Bresson.
Et chaque jour le monstre happait sa dose de « sportifs » imprudents. La thanatonautique n’était pas une activité comme les autres. On ne chutait qu’une fois. Nous le répétions sur tous les tons dans nos interviews, mais c’était précisément le risque qui excitait les jeunes.
Pour eux, c’était le summum des frissons. Un peu comme cet art martial japonais, le yaï, où deux lutteurs se placent face à face en tailleur, le gagnant étant le premier qui arrive à dégainer son sabre et à fendre en deux le crâne de son adversaire.
Les accidents ne découragèrent pas les pionniers en herbe. Quant à la prime, elle attira nombre d’escrocs.
Nous recevions une multitude de coups de fil.
Un homme prétendit avoir passé Moch 1 et vu un couloir bleu qui se poursuivait en direction d’une lumière blanche. Mais lorsque nous le convoquâmes et qu’il fût interrogé sous sérum de vérité, il reconnut avoir inventé cette histoire pour toucher la récompense. Beaucoup d’autres plaisantins tentèrent de simuler un vol réussi. Dans les récits les plus délirants que nous reçûmes, il y eut le cas de celui qui vit derrière Moch 1 sa belle-mère, cet autre qui découvrit Jésus-Christ sans barbe, la fusée Apollo 13, une jonction avec le triangle des Bermudes, des extraterrestres, et même… rien. Ce dernier nous fit beaucoup rire. « Derrière la mort il y a… « rien » ! affirmait-il.

- Et c’est quoi rien ?


- Eh bien, rien c’est rien, répondit-il avec effronterie…

Beaucoup de gens honnêtes y laissèrent aussi leur vie.
De son côté, Jean Bresson, sans faire de vagues, progressait seconde par seconde et millimètre par millimètre. Il était désormais à « coma plus vingt minutes et une seconde ».
Ses départs étaient de plus en plus impeccables. Son cœur ralentissait progressivement et j’avais mis au point une formule de booster beaucoup plus douce qui permettait une meilleure action de la volonté (grâce à un nouveau produit : le Vecuronium, mais sans vous ennuyer avec les formules chimiques, sachez que le Vecuronium 0,01 mg par kilo, c’est quand même pas mal).

- Aujourd’hui je vais tenter de passer Moch 1, annonça gravement Jean Bresson alors qu’il s’installait pour la énième fois sur le fauteuil d’envol.


- Non, non, ne fais pas ça ! répondit Amandine qui ne cachait plus son affection pour le jeune cascadeur.

Elle lui prit la main. Ils s’embrassèrent longuement. Il la saisit par les épaules.

- N’aie pas peur. Je me suis bien préparé, je connais mon affaire, je sais que, maintenant, je peux y arriver.

Sa voix était calme et décidée. Rien dans son comportement ne décelait la moindre hésitation.
Cette nuit-là il fit bruyamment l’amour avec Amandine et, le lendemain matin, il semblait en pleine forme.
Il se planta lui-même les aiguilles dans les veines et contrôla les écrans comme un pilote se livrant à un check-up de son cockpit avant le décollage.

- Attends, dis-je, si tu réussis, et je crois que tu vas réussir, il faut que la presse soit là.

Jean Bresson réfléchit. Il se fichait des projecteurs et de la gloire. Il avait vu où ces mirages avaient conduit le pauvre Félix. Il était pourtant conscient que, sans publicité, nos crédits s’amenuiseraient et que, de toute façon, en ce qui concernait l’avenir de la thanatonautique, il importait de disposer d’un maximum de témoins.
Il ôta donc les aiguilles et patienta.
À huit heures du soir, toute la presse internationale se serrait sur l’aire d’envol du sixième étage. Nous avions installé des barrières entre le trône de lancement et la zone « visiteurs », agrémentée de fauteuils de cinéma pour le confort de nos invités. Certains n’étaient venus que pour assister de visu à la mort d’un thanatonaute.
En une seconde, ici, quelqu’un allait se dépouiller de son enveloppe charnelle pour peut-être ne plus jamais la retrouver. L’excitation régnait dans les travées. Depuis la nuit des temps, la mort a toujours fasciné les hommes.
Je reconnus, très agité, l’animateur de RTV1 qui avait officié au Palais des Congrès et, plus serein, Villain, le journaliste représentant du Petit Thanatonaute illustré.
Raoul, Jean et moi avions revêtu le smoking des grandes occasions. Avec Amandine, nous avions nettoyé de fond en comble notre thanatodrome qui commençait à prendre des allures de garage négligé.
Sur son trône, Jean Bresson paraissait très concentré. Tout en lui respirait la force, l’assurance et la détermination. On avait disposé au-dessus de lui une carte du Continent Ultime et il la fixa longuement comme pour mieux mémoriser son objectif Moch 1. Traverser Moch 1. Il serra les dents.
« Moch 1, je te transpercerai » s’échappa de sa bouche.
Il souffla encore plusieurs fois.
Il régla son minuteur sur « coma plus vingt-cinq minutes », puis il s’assit sur le fauteuil de dentiste et, toujours avec calme, s’enfonça l’aiguille dans le creux du coude.
Toutes les caméras se mirent en marche alors que les reporters chuchotaient leurs commentaires pour ne pas gêner Jean Bresson dans sa concentration.
«… eh oui, mesdames et messieurs, Jean Bresson va tenter l’impossible, passer le premier le mur comatique. S’il y réussit, il touchera la coupe plus la prime de 500 000 F. Depuis plusieurs jours l’athlète se prépare et sa concentration est intense…»

- OK, ready, annonça Jean d’un ton sec.

Nous vérifiâmes une dernière fois tous les écrans de contrôle.

- Ready pour moi, dis-je.


- Prête, poursuivit Amandine.


- Prêt, dit Raoul.

Il tendit le pouce comme un aviateur paré au décollage.

- Tout droit, toujours tout droit vers l’inconnu, murmura Raoul.

Jean Bresson égrena lentement :

- Six… cinq (fermeture des paupières)… quatre… trois (renversement de la tête en arrière)… deux (fermeture des poings)… un. Décollage !

Nous croisâmes les doigts. Bonne chance, Jean. « Peste ! me dis-je, ce veinard va enfin découvrir ce qu’il y a derrière la mort. Il va connaître le plus grand de tous les secrets. Le grand mystère, celui auquel nous serons tous confrontés. Il va le trouver et il va nous dire : « La mort c’est ça » ou plutôt : « La mort ce n’était que ça. » Veinard. Amandine le gobe des yeux. Veinard. J’aurais peut-être dû partir à sa place. Oui. J’aurais dû », pensai-je, tandis que les caméras tournaient à grande vitesse pour ne pas perdre une milliseconde de la scène.

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