Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 107 – BILL GRAHAM

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jeudi 29 janvier 2015

107 – BILL GRAHAM

Jean Bresson fut le deuxième grand thanatonaute français. Après la disparition de Félix Kerboz, il s’inspira des procédures de sécurité qu’il avait mises au point pour ses cascades cinématographiques avant de tenter un nouveau grand saut.
Il eut ainsi l’idée de munir le fauteuil d’envol d’une minuterie électronique permettant un retour instantané. Elle fonctionnait à la manière d’une ceinture de sécurité. Avant le décollage, le thanatonaute programmait par exemple sa minuterie à « coma plus vingt minutes ». Celle-ci déclenchait ensuite à l’heure prévue un petit choc électrique qui contraignait le cordon à se rétracter brusquement et donc à ramener le thanatonaute sur terre.
Jean Bresson était un vrai professionnel. Il indiquait sur la carte très précisément la zone qu’il visait puis nous rapportait des croquis extrêmement précis de ses observations.
Je profitai de ce pilote fiable pour essayer d’améliorer la formule des boosters. Je testai un nouveau procédé.
Au lieu de déverser d’un coup le narcotique, celui-ci était envoyé à dose moindre et en continu. J’utilisais du Propofol (100 microgrammes par kilo et par minute) associé à de la morphine et à un gaz (desflurane, entre 5 et 10 % au début, mais j’obtins de meilleurs résultats avec de l’isoflurane entre 5 et 15 %). Enfin, pour stabiliser l’activité organique, un dérivé du Valium : l’Hypnovel (0,01 mg/kg). Ces nouveaux outils rendirent les envols un peu plus sûrs.
Nous étions désormais convaincus que n’importe qui pouvait sortir de son corps et se livrer à une décorporation. Simple question de dosage. Mais Jean Bresson encaissait très bien toutes mes concoctions.
Il avançait à son rythme. Il explora « coma plus dix-huit minutes et vingt secondes », « coma plus dix-huit minutes et trente-huit secondes », « coma plus dix-neuf minutes et dix secondes ». Il soignait sa musculation, son alimentation et étudiait ses rythmes biologiques. Il tenait compte de tous les facteurs susceptibles d’influer sur une décorporation, y compris la température ambiante. (Les meilleurs décollages s’effectuèrent à une chaleur de 21° C, avec un taux d’humidité inférieur à la moyenne.)
Ses envols étaient impeccables. Il vérifiait minutieusement ses boosters et se concentrait pendant de longues minutes sur l’objectif à atteindre, conformément à nos cartes.

- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !

Nous attendions son retour les yeux rivés sur les cadrans des électrocardiogrammes et électro-encéphalogrammes. Puis la minuterie se mettait en marche et les engins de contrôle nous avertissaient de son arrivée imminente.

- Six, cinq, quatre, trois, deux, un ! Atterrissage.

Jean Bresson était méticuleux et méthodique. Pas à pas, avec rigueur et discipline, il progressait sur le continent des morts. Il refusait toute interview à la presse. Il avait renoncé à toute vie sentimentale pour se consacrer uniquement à ses activités professionnelles. Chaque jour, il consignait ses progrès dans un cahier, et avec une petite calculette décidait d’un objectif raisonnable pour le lendemain.
Par-delà la Manche, Bill Graham semblait doté d’une même trempe. Il avait déjà atteint « coma plus dix-neuf minutes et vingt-trois secondes ».
Les deux hommes étaient désormais embarqués dans une course terrible et dangereuse. Tout faux pas risquait de leur être fatal et ils en étaient conscients. Un magazine satirique londonien représenta Graham et Bresson sous la forme de deux petits oiseaux en train de curer les dents d’un crocodile. « Dis donc, Bill, tu crois qu’il va garder la gueule ouverte encore longtemps ? », demandait le Français. Et l’Anglais de répondre : « Non. Et à ta place, je laisserais tomber. »
Mais centimètre par centimètre, chaque jour les deux oisillons s’enfonçaient plus profondément encore dans la gorge du redoutable reptile.
« Coma plus dix-neuf minutes et vingt-trois secondes » pour Graham.
« Coma plus dix-neuf minutes et trente-cinq secondes » pour Bresson.
« Coma plus vingt minutes et une seconde » pour Graham.
Le Britannique avait à présent atteint le même niveau que Félix. Il était face au mur. Moch 1. Et acharné comme il l’était, pas de doute, à son prochain envol, il dépasserait cette première porte.
Raoul était furieux :

- On va se faire doubler par les British sur la ligne d’arrivée, nous, les pionniers ! C’est trop bête.

Ses craintes étaient fondées. Bill Graham n’était pas n’importe qui. Pour la thanatonautique, il avait connu une bonne école : celle du cirque. Ancien trapéziste, il savait se programmer pour partir dans les airs sans filet. Une interview au Sun m’avait aussi appris qu’il attribuait son talent à un bon contrôle des prises de stupéfiants. Lui-même ancien toxicomane, il estimait qu’en soi, les drogues n’étaient ni bonnes ni mauvaises mais généraient simplement une énergie qu’il suffisait de contrôler.
Graham expliquait dans un article : « Pourquoi ne pas inscrire le bon usage de la marijuana, du haschisch ou de l’héroïne au programme des universités ? Dans les sociétés dites primitives, chacun se drogue avec des plantes au cours de cérémonies visant à donner un caractère sacré à l’absorption de stupéfiants. En Occident, les toxicomanes sont détruits par les drogues car ils les utilisent n’importe comment. Or il existe des règles à respecter : ne jamais consommer de drogue pour surmonter une dépression, par simple désœuvrement ou pour fuir le réel. Toujours exiger une cérémonie ! Étudier ensuite les effets de chaque produit sur son corps et le doser selon ses attentes. À la limite, on pourrait imaginer un permis de se droguer réservé aux initiés. »
J’en déduisis que l’ex-trapéziste britannique devait sûrement se bricoler une décoction à sa mesure avant chaque décollage. L’hypothèse exaspéra Jean Bresson qui regretta que la thanatonautique ne soit pas décrétée sport olympique. On aurait pu alors exclure Graham pour cause de dopage.
Amandine coula un bras tendre autour des épaules de Jean.

- S’il y a dopage, c’est toi le plus doué. Tu n’es qu’à vingt-six secondes de Bill et sans substance interdite !


- Vingt-six secondes, tu sais ce que c’est, vingt-six secondes, riposta le cascadeur, mécontent.

Raoul déploya la carte toujours marquée de la ligne Terra incognito, auprès du grand entonnoir.

- Vingt-six secondes en haut, cela doit signifier un territoire grand comme la France. Leur géographie du Continent Ultime a sûrement de l’avance sur la nôtre !

Amandine se serra contre Bresson. Soudain, mes yeux se dessillèrent. Amandine aimait les thanatonautes, tous les thanatonautes et rien que les thanatonautes. Les personnalités propres à Félix Kerboz ou à Jean Bresson ne l’intéressaient pas. Seule leur qualité de pionnier de la mort la passionnait. Tant que je ne deviendrais pas moi-même thanatonaute, elle ne lèverait jamais le regard sur moi. Elle avait son compte à régler avec la mort et elle réservait son amour à ses valeureux combattants.
Stimulé par le doux contact d’Amandine, le cascadeur annonça :

- Demain, j’irai jusqu’à « coma plus vingt minutes ».


- Seulement si tu es assez sûr de toi…, corrigea Raoul.








Le magazine britannique y était allé d’une nouvelle caricature. Les deux oisillons s’affairaient toujours entre les dents du crocodile. « Qu’est-ce qui va m’arriver si je m’enfonce trop profondément dans sa gorge ? » demandait l’oiseau Jean. « Tu vas te réincarner », répondait l’oiseau Bill. « Mais non, il m’avalera et me transformera en une grosse crotte.

- Exactement, Jean. C’est cela une… réincarnation ! »

Le dessin me donna une idée. L’issue du duel n’était pas nécessairement fatale.
Pourquoi se livrer à tout prix à une compétition mortelle ? Si ce Graham est si fortiche, quels que soient les moyens qu’il utilise, nous n’avons qu’à l’inviter ici. Le président Lucinder n’a-t-il pas souhaité que nous accueillions les thanatonautes étrangers pour partager nos connaissances ?
Le visage de Raoul s’éclaira :

- Excellente idée, Michael !

Ce soir-là, Jean raccompagna Amandine à ma place. Solitaire dans mon appartement, je m’acharnai sur mon ordinateur à élaborer une nouvelle formule chimique de booster.
Nous avions tous deviné que les Anglais étaient sur le point de nous coiffer sur le poteau. Et en effet, le lendemain, nous apprîmes que Bill Graham avait dépassé Moch 1.
Selon les journaux du matin, il avait accompli cette prouesse dans la nuit, au moment même où nous envisagions de l’inviter dans notre thanatodrome. Le problème, c’était que Bill Graham n’était pas parvenu à freiner à temps. Moch 1 l’avait avalé.

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